Lomepal : « J’ai beaucoup souffert qu’on assimile ma musique à un truc de bourge, simplement parce que je suis blanc »
Album - Mauvais ordre
Artiste - Lomepal
Genre - Rap
Label - Pias
Essoré par le succès de ses deux premiers albums, lassé de “ne parler que de sa gueule”, Lomepal a frôlé la surchauffe. Trois ans plus tard, le rappeur revient avec Mauvais ordre, exposant désormais ses névroses existentielles et amoureuses par le biais de la fiction.
Pour certains, la vie est moins un fil à suivre qu’une boule à démêler. Pendant longtemps, Antoine Valentinelli s’est débattu avec une histoire familiale chahutée et une psyché torturée. Et puis, parce qu’il faut bien à un moment trouver un moyen de dénouer les tensions, il a inventé Lomepal. Pas vraiment un double, mais un prolongement. Au siècle dernier, ce fan des Strokes et des Beatles aurait probablement expurgé sa rage dans un groupe de rock. Mais dans les années 2000, le genre n’est plus couru que par les bourgeois à frange. Alors, entre deux escapades nocturnes en skate dans les rues de Paris, le jeune white trash plonge dans le rap.
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En 2017, après une série de coups dans l’eau, Lomepal finit par sortir un premier album. Lentement mais sûrement, FLIP trouve le succès. En plein boum de la scène rap, le disque affirme aussi ses particularités, se décalant des codes du genre. Un an plus tard, Jeannine enfonce le clou d’une écriture autobiographique qui n’épargne jamais son sujet, zieutant de plus en plus clairement le rock et la chanson. Le crossover est délicat, mais réussi. Début 2020, Lomepal se retrouve même nominé aux Victoires de la musique, dans la catégorie artiste masculin, aux côtés de… Alain Souchon et Philippe Katerine. Nouvelle tête d’affiche de la scène hexagonale, le Parisien ne va toutefois pas en sortir tout à fait indemne. Quand il relève le nez du guidon, après trois années intenses, il vacille. Le crash n’est pas loin. Il s’agit de calmer la monture et de prendre du recul.
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Trois ans après la réédition Amina, Lomepal est de retour. On le retrouve tout sourire, dans les bureaux de son label, entre un flipper aux couleurs de Led Zeppelin et les mémoires des Beastie Boys… Sur une étagère sont entreposés les vinyles de Mauvais ordre. Un troisième album qui continue de cultiver un certain désenchantement, mélangeant chaos personnel et désordre de l’époque. Mais qui se nourrit moins de l’intimité de son auteur -“J’en avais marre de parler de ma gueule”. Par ailleurs, Mauvais ordre refuse toujours de tracer une ligne claire entre figures rap et constructions plus “variétés” (dans le premier sens du terme), se privant de hits immédiats. “J’adore les tubes. Mais pour cet album, ce n’était pas vraiment l’idée. En attendant, je pense que ça peut marcher tout autant. De toutes façons, à un moment, vous n’êtes plus maître de ce qui se passe.” Lomepal l’assure: “Je ne fais que suivre les signes”…
Sur le titre Mômes, tiré de Jeaninne, tu proclamais: “Quand je perds, je gagne”. Finalement, le disque sera certifié diamant. Que se passe-t-il dès lors quand tu gagnes?
(sourire) Je me souviens que quand FLIP est sorti, mon manager était certain de faire un disque d’or. ça me semblait complètement délirant! Donc oui, aboutir à de tels chiffres, c’est insensé. Le truc, c’est que faire après? Et puis, j’enchaînais aussi. Au point de me retrouver à jouer devant des milliers de personnes et ne plus en profiter. Ce n’est pas normal! C’est pour ça qu’il a fallu arrêter pour retrouver d’autres choses à gagner.
Le Covid est arrivé au bon moment?
Grave! J’ai donné mon dernier concert fin 2019. En janvier, je suis parti un mois en vacances, au Costa Rica. Et quand je suis revenu, la situation était en train de s’emballer.
Quels sont tes plans à ce moment-là?
Au Costa Rica, j’avais rencontré des gens qui avaient pour projet de traverser le Pacifique en bateau. Mon idée était de partir avec eux, pendant trois mois. Finalement, ça ne s’est pas fait. Au départ, c’était des personnes qui avaient vraiment grandi sur la mer, déconnectées de tout. Mais au moment où je les ai rencontrés, ils commençaient à découvrir les réseaux, etc. Ils avaient même ouvert un vlog un peu ringard sur YouTube. Moi, c’était précisément l’inverse. Je voulais m’éloigner de tout ça. Ils l’ont mal pris. J’ai fini par annuler. Deux semaines plus tard, on se faisait confiner…
Comment as-tu vécu la période?
Pendant le premier lockdown, j’ai eu la chance de pouvoir me réfugier dans une petite maison à Noirmoutier, avec ma copine, ma sœur et son copain. On allait faire les courses à vélo. On arrivait dans ces grands hypermarchés déserts. À certains égards, c’était assez fascinant… Le reste du temps, je me levais, regardais un film, produisais un peu des sons, etc. La même journée comme ça, pendant deux mois. C’était parfait. Le deuxième confinement a été plus compliqué. J’avais l’impression que tout le monde devenait fou. Je sentais une énergie noire. Sur les réseaux, tout le monde ne parlait plus que de trucs hypersombres. Du coup, je me suis encore plus recentré sur moi-même. Je me suis mis au piano, j’ai emménagé dans notre appart avec ma copine. Et ce n’est qu’au début de 2021 que l’envie de refaire un disque est revenue.
Pourquoi t’être éloigné des réseaux sociaux?
Pour moi, c’était devenu ridicule. J’avais l’impression que n’importe quel musicien un peu stylé y perdait tout charisme. En tant que fan, je projette des choses sur l’artiste. Si tout à coup, l’image passe en HD et qu’on voit juste un humain comme les autres, je trouve que tu perds un truc. Si on avait pu suivre Lennon sur Instagram, quel enfer! Tout aurait explosé. Je suis tellement content d’avoir pu préserver une distance avec mes idoles. De la même manière, je n’ai pas envie de priver mes fans de ça. Pour moi, c’est un privilège de ne pas me connaître (sourire). Vraiment.
L’an dernier, Peter Jackson présentait Get Back, film-fleuve de quasi 8 heures, disséquant au scalpel les derniers mois des Beatles. Au risque là aussi de casser le mythe?
Ce n’est pas pareil. C’est un documentaire, il y a un propos. On suit le groupe en train d’essayer de créer un nouveau disque. Les réseaux, c’est juste de la représentation. Après, je ne juge personne. Je ne veux surtout pas faire la morale. Depuis un an, par exemple, je suis végétarien. Mais je n’ai rien à dire à ceux qui mangent de la viande. Je le fais juste pour moi.
En décembre dernier, tu as fêté tes 30 ans. Un cap?
Pas vraiment. En plus, je les ai eus en plein milieu du disque. Je traversais une période horrible où je n’arrivais pas du tout à écrire. J’avais une série de mélodies, des débuts de paroles. Mais rien de convaincant. Le cassage de gueule complet. Je suis tombé dans l’escalier quinze fois. Tout ce que j’écrivais finissait à la poubelle. D’un côté, je ne voulais plus parler de moi, j’avais l’impression d’en avoir assez dit. De l’autre, je faisais des trucs trop compliqués qui n’avaient pas de sensations. Je n’arrivais pas retrouver la spontanéité et la naïveté nécessaires. Après des semaines de recherches, j’ai fini par comprendre que c’était la quête d’identité qui m’intéressait. Qui suis-je aujourd’hui? Qu’est-ce que cette notion représente dans la société actuelle? Est-ce qu’un individu peut changer? À partir de là, tout a commencé à se décanter. J’ai écrit Mauvais ordre et tout le reste a suivi.
Y a-t-il des mots ou des thèmes que tu t’es interdit?
J’ai surtout voulu fuir la plainte. Je l’avais assez fait. Des chansons comme Plus de larmes, Évidemment, etc. Ça a fini par me saouler.
Comment parler d’identité, sans encore davantage dévoiler de ton intimité?
C’était justement un bon moyen d’y arriver. Avant, je me contentais de raconter qui j’étais, sans filtre. En prenant pour fil rouge la quête d’identité, je pouvais laisser ma vie privée de côté, et imaginer une fiction. Même si je continue de l’alimenter avec des souvenirs et des sensations personnels.
Sur le titre Mauvais ordre, tu expliques: “Le temps m’a changé, la richesse moins”.
En l’occurrence, c’est l’une des rares phrases du morceau qui parle de moi… Quand je suis passé de pauvre à très riche, j’ai gardé les mêmes amis, mon quotidien n’a pas foncièrement changé. Par contre, avec le temps, je ne peux pas nier que je ne réfléchis plus de la même manière. Le fait de connaître le succès, de jouer devant plein de gens a rassasié le besoin d’être regardé. Mon narcissisme a été comblé d’une certaine manière.
Avant, tu disais fuir les relations superficielles. Aujourd’hui, dans Pour de faux, tu expliques pouvoir chanter “des chansons que je n’aime pas, en chœur avec des gens que je n’aime pas” et avouer que “ça me fait un bien fou, je les prends même dans les bras, j’en ai plus rien à foutre”…
(sourire) C’est vrai, j’ai aussi changé là-dessus. Je suis moins radical. En tout cas, par rapport à une société qui donne parfois l’impression de le devenir de plus en plus. J’ai envie d’être plus tolérant. Vous voulez “canceler” tel artiste parce que telle phrase ne vous a pas plu? Par réaction, je vais aller l’écouter, alors qu’à la base il ne m’intéressait pas forcément. Je trouve tellement abruti d’enfermer les gens dans une case. Personne n’est parfait, tout le monde fait de la merde à un moment. Toutes proportions gardées évidemment. Mais une société qui pousse les gens à être parfaits en surface m’amène au contraire à accepter davantage le fait que personne ne l’est…
Dans Auburn, tu chantes: “Il paraît que t’as merdé/ils vont te bannir de tout”. Sur le site Rap Genius, les internautes pensent y voir une allusion à Roméo Elvis (accusé d’agression sexuelle en 2020, le rappeur bruxellois avait rapidement publié ses excuses).
Ah oui? Pourtant, c’est un personnage féminin… Je voulais justement éviter que l’on ait l’impression que je décris une histoire précise. Le but était d’évoquer la cancel culture en général. Après, pour revenir sur Roméo, c’est mon pote, on se parle souvent. Je le soutiens évidemment dans ce qu’il vit. Je ne soutiens pas ce qu’il a fait, même si j’ai tout à fait conscience de la “gravité” des faits par rapport à ce qu’on lui reproche. J’ai le sentiment que les répercussions ont été disproportionnées. À un moment, il y a un côté révolution française, le peuple prend les fourches, et coupe les têtes. Au départ, l’artiste – je ne parle pas de l’humain – propose une vision du monde et les gens écoutent ou pas. Aujourd’hui, le public analyse les ventes, scrute le nombre de vues du clip, etc. Tout à coup, vous avez une armée de gens qui se crée pour bloquer un artiste. C’est hyper malsain. Personne n’a à y gagner.
“J’ai peur de devenir l’image que je renvoie”, glisses-tu encore dans Mauvais ordre… Quelle image penses-tu avoir aujourd’hui?
Je ne pensais pas forcément à moi quand j’ai écrit ça… Mais c’est vrai que la question m’a intéressé. Est-ce qu’on est forcément responsable de l’image qu’on renvoie? Je ne sais pas… J’ai beaucoup souffert par exemple qu’on assimile ma musique à un truc de bourge, simplement parce que je suis blanc. Aujourd’hui, je me demande jusqu’à quel point je n’ai pas aussi provoqué ça d’une certaine manière. Est-ce que je n’ai pas eu envie malgré tout de prouver aux gens que j’étais cultivé par exemple? Est-ce que je n’ai même pas un peu gonflé mes comptes là-dessus?
Comme quand tu glisses des références au golf, dans le single Tee?
(rires) C’est vrai! Et pourtant la personne qui m’a fait faire du golf, c’est Kéroué, un rappeur, qui n’est pas du tout bourge. Il est juste passionné. Il escalade les barrières après la fermeture, joue habillé comme un sac, et bat régulièrement des vieux riches. Et puis, en vérité, un sport comme le skate, n’est pas forcément beaucoup moins cher que le golf. Bref, on s’en fout. Je trouvais surtout que l’image du tee était cool et renvoyait à plein de films classiques -cette fameuse scène où le tee est enfoncé dans la bouche, comme dans The Mask.
En parlant de Jim Carrey, l’album fait plusieurs fois référence au Truman Show. Notamment via sa pochette, sur laquelle tu croises le visage géant de Souheila Yacoub (rencontrée sur le tournage du clip Trop beau, l’actrice suisse d’origine belgo-tunisienne est aujourd’hui sa compagne).
J’étais vachement content qu’elle accepte. Sur les deux disques précédents, c’était ma tête en grand, et ils ne parlaient que de moi, moi, moi. Là tout à coup, je prends les choses avec plus de recul. Je me présente en petit, face à une photo qui est la divinité féminine dont je parle tout le temps dans le disque -à travers la rupture, la rencontre, le fait de tomber amoureux, etc. Je suis ce mec un peu bizarre, en marge, qui se sent seul, et qui, en passant dans la rue, échange un regard avec une immensité. Est-ce qu’on se regarde, est-ce que je me fais un film? ça raconte parfaitement le disque.
En concert le 23/02, Palais 12, Bruxelles.
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