Les chansons pop d’aujourd’hui sont-elles plus sombres et négatives que jadis?

Abba, 1977. © Ullstein Bild via Getty Images
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Sur Aeon, on a cette semaine partagé les résultats d’une étude sur le contenu et le tempo des chansons pop de ces 50 dernières années. Le verdict n’est pas joyeux: on vivrait carrément sous le règne d’une véritable sinistrose. Sauf que le data-mining, c’est bien, mais une bonne connaissance musicale, c’est mieux, nous dit ce Crash Test S05E21.

Et l’Oscar de l’Étude Scientifique Très Ronronpatapon de la Semaine va à… Alberto Acerbi et Charlotte Brand, pour leurs recherches sur l’évolution du contenu des tubes pop entre 1965 et 2015. Ce duo de chercheurs a en effet analysé toutes les chansons reprises au BillBoard Hot 100 depuis le Satisfaction des Rolling Stones (1965) jusqu’à l’Uptown Funk de Mark Ronson (2015). Soit 150.000 morceaux décortiqués grâce au data-mining et aux algorithmes traquant l’usage de mots spécifiques. Verdict: le ton général et les paroles des chansons populaires seraient aujourd’hui vachement plus tristes et négatifs que ce n’était jadis le cas. Autrement dit, voilà que la science valide les intuitions #OkBoomer de Marc Ysaye: la pop à papa, ça donnait la patate, alors que depuis les années 80, ça pousserait surtout à se jeter dans le canal. J’exagère à peine. Cette étude scientifique avance bel et bien que les chansons qui se vendent aujourd’hui le mieux sont plus tristes et plus lentes que celles qui cartonnaient durant les années 60/70. Depuis 10/20 ans, on aurait ainsi davantage recours aux tonalités mineures, instinctivement associées à la tristesse, et à des mots jadis très peu utilisés comme « hate », « pain » et « sorrow » (« haine », « douleur » et « regret »).

Les deux scientifiques plaquent sur ces statistiques une théorie de l’évolution culturelle, qui pour faire court, ose une question un peu gênante: vivrions-nous dans une société plus déprimée, où pour cartonner une chanson doit forcément en appeler aux émotions négatives? Toujours en mode #OkBoomer, Alberto Acerbi et Charlotte Brand avancent également qu’avant les années 80, l’industrie musicale était davantage centralisée et avait donc plus de contrôle sur les chansons produites et vendues. « Des changements sociétaux pourraient avoir contribué à rendre plus acceptables, ou même récompensés, l’expression de sentiments négatifs« , avancent-ils. Alors oui, les cocos, il est incontestable qu’à partir des eighties, la prolifération de labels indépendants a permis l’émergence de scènes musicales alternatives viables où l’on pouvait tâter du succès conséquent en délaissant les odes aux champs de fraises éternels et autres invitations à flirter avec ma biche ô ma biche et plutôt inviter le public à empapaouter la police, passer des vacances au Cambodge et pendre les DJ’s. Reste qu’il est assez crétin de considérer ça comme un simple incitant aux émotions négatives… Le data-mining, c’est bien. Une connaissance globale de l’histoire musicale, c’est mieux.

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Dans cet empressement à dépeindre un présent musical sinistre, n’oublierait-on d’ailleurs pas un peu vite toutes ces chansons pleines de misères, de viols, de prostituées et de fantômes qui existaient bien avant l’invention du Billboard Hot 100? Le Gloomy Sunday de Billie Holiday, 1932? Les murder ballads, les requiems? Que le 45-tours le mieux écoulé de l’histoire, à plus de 50 millions de copies, reste le White Christmas de Bing Crosby, cette boule-à-neige étouffante de nostalgie? Que quelques tubes très bien vendus et fort entraînants de ces joyeux drilles de Boney M parlaient en fait de Ma Baker, criminelle violente à la tête d’un gang composé de ses propres enfants; de Raspoutine, fantasque intriguant de la révolution russe, et de Belfast, ville irlandaise à l’époque divisée, meurtrie et sous contrôle militaire anglais? Que la chanson la plus vendue d’Abba, généralement perçu comme une groupe bien peps et wizz, reste Fernando (1975), dont les paroles de la version anglaise évoquent deux vieillards ruminant à propos d’une défaite militaire? Et Elton John, hein? Faut-il rappeler que ce type a beau avoir passé le sommet de sa carrière dans des habits de plumes et de paillettes debout sur son piano, il doit toutefois ses plus gros chèques au succès massif de chansons hantées par la mort?

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Bref, je ne trouve pas très pertinente cette idée que le contenu des succès d’aujourd’hui serait plus négatif et triste qu’avant. Quand cette étude pointe un usage plus courant du mot « hate » depuis les années 90, je pense aussi qu’elle passe complètement à côté d’une donnée pourtant évidente. À savoir qu’on utilise aujourd’hui « je déteste » ou « je hais » à toutes les sauces alors que dans les années 60/70, c’était plutôt réservé aux émotions réellement fortes, aux ruptures irrémédiables, aux promesses de vengeances sanglantes… En tous cas, moi, je me rappelle que cela faisait tiquer mes grands-parents lorsque je disais que je « haïssais les chicons« . Il leur semblait logique de haïr Adolf Hitler, la guerre, le fisc et peut-être même la météo belge mais pas les chicons, le gars qui m’avait gratté une bille de valeur et encore moins la prof de gym.

Or, ne vit-on justement pas aujourd’hui dans un environnement où des mots et des expressions jadis émotionnellement très chargés sont complètement galvaudés? Où une chanson pourrait s’écrire sur la « haine » du chocolat noir, la « douleur » de ne pas trouver de chaussures à sa taille au magasin et le « regret » de s’être trompé d’émoticon dans un message envoyé à sa meilleure amie, un gros étron plutôt qu’un petit coeur?

Cette histoire de tempo ralenti et de tonalités mineures me semble elle aussi un peu à côté de la plaque. Les slows ont toujours davantage fédéré le grand-public, non? Des gens qui ne s’intéressent pas du tout à la musique craquent davantage pour « les belles chansons » que pour le boumboum. Je pense aussi que les rythmes répondent à des modes et que si la pop est aujourd’hui sensiblement plus lente, ce n’est pas tellement du fait d’une sinistrose généralisée, mais tout simplement parce que ce sont le R&B et le hip-hop qui mènent la danse, des musiques aux tempos plus lents mais pas forcément tristes. On devrait d’ailleurs s’intéresser aux drogues qui accompagnent ces modes musicales avant d’en parler. Les années 60/70 baignaient dans les amphétamines, les années 80 dans la cocaïne et l’ecstasy et on est aujourd’hui plutôt sous le règne des opioïdes et autres « downers ». Normal donc que ça ralentisse tout. Que les excitants redeviennent tendance et le retour aux 120 BPM se fera probablement très naturellement.

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Dernier point, le plus intéressant: cette étude confirme en fait surtout ce qui a déjà été soulevé par d’autres recherches. À savoir qu’une information négative « passe mieux » qu’une information positive. Elle frappe davantage les sens humains et a donc tendance à plus facilement se transmettre et se partager. Cela fait partie de notre « câblage », des instincts qui nous aident à survivre. Cela explique aussi très certainement pourquoi, en 2020, on chante toujours Greensleeves, un morceau dont la première trace écrite remonte pourtant à 1580. C’est lent, Greensleeves, c’est pas jojo non plus. Ça évoque un coeur brisé, un amour perdu. Et ça marque toujours plus aujourd’hui que Les Sardines et La Bonne du Curé. Fallait-il vraiment analyser 150.000 chansons pour souligner une telle évidence?

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