Laurent Raphaël

L’édito: Spotify sur la sellette

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’affaire Neil Young vs Spotify/Joe Rogan qui a agité la webosphère la semaine dernière est intéressante en ce qu’elle illustre la fracture culturelle, et par ricochet aussi morale, induite par la « plateformisation du monde ».

Une lapalissade pour commencer: l’essentiel de nos interactions sociales et une bonne partie de nos opinions (sinon l’intégralité pour les digital natives) se forgent désormais sur les réseaux sociaux ou dans les méandres du Net. Un phénomène encore accentué avec la pandémie qui a légitimé l’usage professionnel du virtuel et du même coup préparé le terrain au projet mégalo et un brin totalitaire de Facebook -pardon, Meta- de nous faire avaler la pilule bleue de Matrix (celle qui enferme l’esprit dans le « système », dans un monde parallèle fabriqué de toutes pièces appelé métavers).

Ce nouvel environnement digital n’est pas neutre: il rebat les cartes de la pensée, modifie nos perceptions et nos comportements. Le nouvel espace fait tomber les frontières entre public et privé, mélange tout et tous, privilégie l’émotion sur la raison grâce aux algorithmes qui récompensent son efficacité économique, résume Bruno Patino dans son essai Tempête dans le bocal (Grasset), état des lieux flippant de la situation et mode d’emploi pour essayer de sortir de l’enfer des datas. Plus qu’un espace, c’est un pouvoir, le 5e pouvoir. Celui des foules numériques, aussi puissant que paradoxal. Il est sans maître, mais pas sans impact. »

Mais revenons au coup de colère du pape du folk. Pour rappel, le Canadien à la voix haut perchée a menacé Spotify, le leader des juke-box numériques, de retirer ses chansons si le géant suédois ne coupait pas le micro de Joe Rogan, podcasteur américain anti-establishment dont les émissions cartonnent sur la plateforme. Ses invités: Oliver Stone, Edward Snowden, Elon Musk mais aussi une tripotée de complotistes notoires et de scientifiques contestés. Pour le coup, c’est la tribune accordée aux antivax par le polémiste, amateur d’alcools forts et d’arts martiaux mixtes, qui a énervé Neil Young. Et Joni Mitchell dans la foulée.

De quoi mettre dans l’embarras Spotify qui a payé 100 millions d’euros en 2020 pour s’assurer l’exclusivité du Hanouna ricain, et a d’ailleurs toutes les raisons de s’en réjouir puisque son show polémique est tout simplement le podcast le plus écouté aux États-Unis (11 millions d’auditeurs par épisode), mais qui sent bien que la raison, au sens voltairien du terme, est du côté du célèbre « protest songwriter ». Entre le profit et la conscience, Spotify a choisi le profit. Ce qui se tient d’un point de vue néolibéral (priorité aux revenus des actionnaires), mais doit nous interroger, et même nous alerter, sur l’absence de responsabilité morale d’acteurs qui détiennent, de par leur position ultradominante dans le paysage hyperconnecté, les clés culturelles du monde de demain.

Entre le profit et la conscience, Spotify a choisi le profit.

On ne pourra pas reprocher à l’école son impuissance à former des citoyens éclairés si dans le même temps, les principales sources d’information et de divertissement des individus de 7 à 77 ans récompensent les fake news, les vidéos débiles et les discours populistes -pas par idéologie mais juste parce que ces messages qui fouettent les émotions attirent davantage l’attention qu’une réflexion nuancée et complexe, font donc plus de clics et génèrent du coup plus de recettes publicitaires. Et tant pis si cette prime à la vulgarité et au relativisme intellectuel torpille la confiance envers les institutions et menace à très court terme le vivre-ensemble.

Cette affaire en rappelle d’ailleurs d’autres: Facebook qui censure la moindre oeuvre d’art révélant un téton, Twitter qui ne trouve pas la parade aux contre-vérités beuglées par Trump, sinon en le bannissant quand le mal est déjà fait. Si on ne veut pas finir le cerveau lessivé par des clips racoleurs, il faudra bien que les États se décident à remettre un peu d’ordre dans le « brain hacking » (piratage de cerveau). Mais aussi que les individus cessent de réagir comme des toutous bien dressés à la moindre alerte ou notification apparaissant sur l’écran de leur smartphone. Objectif: retrouver la maîtrise de notre temps, kidnappé par les algorithmes.

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