Le folk extrême de Lankum

Daragh Lynch (cheveux longs): “J’ai l’impression que pour le moment de plus en plus de jeunes s’intéressent aux musiques traditionnelles. En partie, je pense, parce que pas mal d’artistes en font des choses intéressantes.” © sorcha frances ryder
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Avec leur nouvel album jusqu’au-boutiste, les Dublinois de Lankum poussent la musique traditionnelle irlandaise dans ses derniers retranchements.

Hôtels, bars, restaurants… Les attachés de presse ont souvent leurs habitudes quand il s’agit d’organiser une journée promo. Il y a quatre ans, la dernière fois qu’on avait mis les pieds au Coq, vivant et bruyant café bruxellois dans son jus planté au cœur du quartier de la Bourse, c’était déjà pour tailler la discute avec des Dublinois. Les jusqu’au-bruitistes sauvages du Gilla Band. “On a eu l’opportunité de jouer avec eux à l’occasion d’un concertcaritatif, souligne Cormac MacDiarmada. Putain, quelle claque! La puissance. Les textures. C’était brillant. Carrément fantastique.Cormac joue du fiddle, du banjo, du vibraphone, du piano, des percussions, de l’alto dans Lankum (ex-Lynched), le groupe de folk probablement le plus singulier et extrême du moment. “Moi, pour parler de ce qu’on fait, je vais toujours utiliser le terme musiques traditionnelles, précise Daragh Lynch (guitare, piano, dulcimer, orgue). Je trouve celui de folk beaucoup trop nébuleux. Il y a tellement de définitions différentes qui peuvent en être données. Pour certains, c’est juste un style de musique acoustique. Là où pour d’autres, ça signifie uniquement musiques trad. C’est piégeux. L’appellation a tendance à tellement brouiller les pistes qu’elle n’a plus aucune utilité.”

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Il y a en effet de la marge entre Lankum, Bob Dylan et Alela Diane… D’origine américaine, le terme folk désigne à la base la musique populaire traditionnelle. Ses musiciens sont les gardiens d’une tradition musicale, parolière et historique, d’une Amérique de pionniers, de bâtisseurs et de voyageurs…La définition va varier en fonction du contexte, du lieu de la discussion, reprend Cormac. Et puis, il y a des revivals. Et ça,ça casse les murs. Ça déchire les étiquettes. Le folk n’est pas un truc à jamais gravé dans la pierre. Il peut à la fois être très vieux et très neuf.

Lankum en est la preuve vivante. Il réhabilite à sa manière des auteurs oubliés et des chansons d’un autre temps. Il joue avec le folklore, incarne dans toute sa singularité le renouveau… En Irlande, la musique fait partie intégrante de la vie quotidienne. Elle la rythme, la pimente et l’adoucit. “Si tu jettes une pierre à travers la vitre d’un pub, y dit un proverbe, tu blesses deux poètes et trois musiciens…” Les Irlandais entretiennent de manière générale un lien particulier, étroit, viscéral avec leurs racines, leur histoire, leur culture.

Plus que la musique traditionnelle, le chant est omniprésent dans nos vies, explique Daragh. Dans la famille de ma mère comme dans celle de mon père, la moindre réunion de famille se termine avec quelqu’un qui chante une chanson, tout le temps. Que ce soit des pop songs des années 50 et 60 ou des morceaux traditionnels. Je trouve que c’est une manière géniale, fantastique même, de sociabiliser. C’est gai. C’est dans le partage. Ça brise les barrières sociales. Ça rapproche les gens.” Cormac acquiesce avec son accent à couper au couteau. “C’est vraiment normal chez nous. On est fabriqués comme ça. Je pense que c’est un truc d’énergie, de communauté, de communication. De vouloir faire partie d’une chose ensemble.

Extrêmes

Daragh, qui fête ses 40 ans le jour de notre rencontre, s’est vraiment intéressé à la musique traditionnelle sur le tard, au début de la vingtaine, pour accompagner son frère Ian lorsqu’il s’est mis à la cornemuse. “Quand j’étais gosse, j’écoutais Guns N’ Roses et Nirvana. Plus tard, je me suis intéressé aux Beatles, à Rory Gallagher. Puis à Pink Floyd et Syd Barrett. Et si on continue, j’arrive à The Incredible String Band et Brian Eno… Mais là, on est rentré dans le circuit des sessions à Dublin. On a commencé à rencontrer des gens, à apprendre plus de chansons, à découvrir tout un monde.

Les “sessions”, qui jouent un rôle déterminant dans la musique irlandaise, sont des soirées d’échanges improvisés, des réunions de musiciens plus ou moins informelles. “Elles sont à la fois une école, un lieu de répétition, de transmission et de concerts conviviaux. Un laboratoire de rencontres entre musiciens, chanteurs et spectateurs d’horizons parfois extrêmement différents. D’autant que cette institution a très vite fait partie intégrante de la panoplie touristique”, explique le journaliste Étienne Bours dans son ouvrage La Musique irlandaise publié en 2015 chez Fayard.

Le groupe en live.
Le groupe en live. © getty images

Cormac, lui, est né dans un environnement particulièrement musical. Il a commencé le fiddle quand il avait 6 ans. “Je n’ai longtemps pas joué grand-chose d’autre que de la musique traditionnelle. Mais après, ça a été beaucoup de punk du label Epitaph. Ministry, les Pixies… Beaucoup d’electronica aussi: Autechre, Aphex Twin. Tout Warp. Le travail de Steve Reich…

Lankum doit son nom et celui de son quatrième album au titre d’une chanson. Un de ces vieux morceaux traditionnels dont un tas de versions existent en Angleterre, en Écosse, en Amérique et évidemment en Irlande. “Lankum est un mec super méchant. Il tue des enfants et la femme d’un lord. Il y a du sang partout. Il porte différents noms. Parfois il est appelé Lambkin, Lankin, Bold Lamkin… Tu a un tas de variations.

Pour son nouveau disque, le groupe des frères Lynch a décidé de faire dans les extrêmes. “Dès qu’on a commencé à bosser, on s’est dit qu’on voulait apporter davantage de contraste à notre musique. Que les parties sombres soient plus sombres. Et que les parties lumineuses soient plus lumineuses, résume Daragh. On voulait aussi qu’il ne s’agisse pas d’une collection de chansons mais qu’elles s’entremêlent pour former une entité. Un tout. D’où l’idée de glisser un petit thème récurrent entre les morceaux.” Lankum voulait que l’album soit un voyage. “On avait déjà beaucoup poussé en termes de production sur le précédent, pour qu’il sonne grand. On a été encore davantage en profondeur. Le producteur John Murphy a beaucoup parlé avec nous de palette. Palette dans le sens d’un peintre et de ses couleurs.” Ses chansons sont physiques. “Je pense que c’est à la fois dû à ce qu’elles racontent mais aussi à la manière dont elles sont exprimées et partagées. Ces sont des histoires et des émotions bien réelles.

La mort et la mer…

S’il comprend deux chansons originales, Netta Perseus et The Turn, toutes deux écrites par Daragh (“ça donne une autre dimension au projet”), False Lankum reprend, revisite, réinvente essentiellement des titres traditionnels. Lord Abore and Mary Flynn raconte l’histoire d’une mère qui empoisonne son fils parce qu’elle n’aime pas la femme qu’il a choisi d’épouser. On a Monday Morning est une chanson de gueule de bois. Et The New York Trader parle d’un criminel sur un bateau jeté par-dessus bord pour vaincre le mauvais sort. “Ian l’a entendue d’un chanteur dublinois: Luke Cheevers. Il a 84 ans, je pense. C’est un personnage incroyable. Pendant qu’on l’arrangeait, on a décidé de mettre un morceau américain à la fin. Big Black Cat d’Owen “Snake” Chapman.

Clear Away in the Morning est une chanson de Gordon Bok. “J’ai découvert ce mec dans un article du Rolling Stone. Dix artistes folk des années 60 dont vous n’avez jamais entendu parler ou un truc du genre. Je me souviens m’être dit: je connais, je connais… Gordon Bok? Mais qui est ce type? (rires) Il a enregistré un paquet de disques et il joue encore maintenant en fait. Il doit avoir 80 balais.Newcastle s’est lui frayé un chemin jusqu’au disque grâce au coloc’ de Daragh: Sean Fitzgerald. “Sean est un personnage incroyable et très intéressant. Il a un tas de groupes de rock’n’roll. Il en a inventé un pour Noël (Snowballs), un autre pour la Saint-Valentin (The Love Hearts), ou encore pour Halloween (Pumpkins). Ce sont des chansons à lui un peu folles mais il s’intéresse aussi à celles du passé. D’ailleurs, il organise des visites de Dublin où il chante une chanson sur chaque endroit où il s’arrête.

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Radie Peat (harmonium, accordéon, harpe…) a amené sur la table Go Dig My Grave et a étudié la version qu’en avait livré Jean Ritchie en 1963. La deuxième partie de la chanson est inspirée par la tradition du keening. “Ça vient de l’ouest de l’Irlande, explique Daragh. C’était presque une profession. Quand tu avais des funérailles, des femmes venaient entonner cette espèce de complainte. C’est entre le chant et le pleur. C’est vraiment très étrange. Ça vient de l’irlandais caoineadh qui veut dire pleurer. Et donc elles se pointaient aux enterrements et créaient ce son complètement dingue. C’est censé aider les gens à faire leur deuil. Je ne pense pas que ça se produise encore maintenant mais il y a des enregistrements.

En Irlande, le chant et la musique servent davantage à amener de la joie qu’à pleurer ensemble mais ils sont omniprésents dans le cadre des funérailles. “Ma tante est morte il y a quelques années, se souvient Daragh. Le cercueil était dans la maison, ouvert. Les gens passaient et chantaient des chansons autour du corps. Certaines étaient même très drôles. Une de ses sœurs a accidentellement renversé du whisky sur le visage de la défunte. Et une autre de mes tantes essayait de nettoyer. Mais elle est tellement petite qu’elle avait pris un escabeau… Quelle histoire. J’ai trouvé ça génial. Je pense que les Irlandais ont l’une des manières les plus saines de gérer la mort que je connaisse.” “Je me souviens quand ma mère est décédée, renchérit Cormac. On s’est tous réunis autour du cercueil et on a chanté sa chanson préférée. C’était génial et cathartique.

Plus que la mort, la plupart des chansons de False Lankum évoquent la mer. Un thème qui renvoie à l’Histoire de l’Irlande, à son statut d’île, au Brexit et à sa situation politique. Puis aussi au fait que le groupe a écrit la majeure partie de l’album dans une tour Martello située à quelques kilomètres seulement de celle où James Joyce a installé la première scène de son roman Ulysse. Si son frère a étudié le folklore irlandais et joue plus souvent qu’à son tour les conférenciers, Daragh ne considère pas comme une mission le fait de redonner vie à ces chansons. “Je n’ai pas l’impression de défendre une culture ou ce genre de truc. Mais si tant de chansons et de musiques ont ainsi survécu, c’est qu’il y eut un temps dans l’Histoire où l’Angleterre a occupé l’Irlande et a rendu illégal de parler l’irlandais et de jouer de la musique irlandaise. Je pense que ça explique sa résilience. Quand on interdit ce genre de choses, ça les rend plus fortes et plus importantes. Et ça rend les gens plus déterminés à les garder en vie. Ces chansons maintenant ne disparaîtront plus. Elles sont en sécurité. Elles vivent dans tous les villages. On ne sauve pas une espèce en voie d’extinction. Elle est en bonne santé.”

En concert le 30/04 à l’Orangerie dans le cadre des Nuits Botanique, Bruxelles.

Lankum ****

False Lankum

Puissant dans son dépouillement et son instrumentation comme dans son pouvoir d’évocation, False Lankum est un ovni. Un disque sombre et lumineux qui fait pleurer, frissonner, s’émerveiller. Qui joue avec son Histoire, ses racines et pousse les musiques traditionnelles au plus loin sans jamais tomber dans le cliché ou le folklore kitschounet. Par son jusqu’au-boutisme, sa radicalité, False Lankum rappelle les Swans, les Dirty Three mais peut aussi, avec ses harmonies vocales (tout le monde chante au sein du groupe), virer dans la douceur pastorale d’un Fleet Foxes (Clear Away in the Morning)… L’album de la consécration, en tout cas leur meilleur, pour ces invraisemblables ambassadeurs…

Distribué par Rough Trade.

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