Qui a dit que la harpe était réservée au classique? Digne héritière d’icônes jazz comme Dorothy Ashby et Alice Coltrane, Brandee Younger, invitée du Gent Jazz Festival, prouve avec son nouvel album que l’instrument peut aussi faire résonner les notes bleues.
La session Zoom n’a pas démarré depuis cinq minutes qu’une sirène d’ambulance court-circuite la discussion. «Désolée, s’excuse Brandee Younger. C’est New York! Je vous livre le real deal (rires).» La musicienne est chez elle, dans son appartement d’East Harlem. C’est ici qu’elle a enregistré son nouvel album, Gadabout Season, publié sur le fameux label jazz Impulse!. «On est tous devenus des pros du home studio pendant la pandémie…» Avec la caméra de son laptop, elle fait le tour du salon: ici jouait la basse; là, la batterie, à la place du meuble télé. Dans un coin, trône son propre instrument: la harpe.
Brandee Younger fait en effet partie de cette nouvelle génération de musiciens qui a investi, et amené ailleurs, un instrument toujours associé majoritairement au classique. A l’instar des expérimentations électroniques de la Belge (installée à Londres) Nala Sinephro, de la Polonaise Marysia Osu ou de l’Américaine Mary Lattimore. En France, Sophye Soliveau utilise également la harpe pour tisser une musique soul-jazz à fleur de peau. De son côté, Brandee Younger a collaboré autant avec Pharoah Sanders que Lauryn Hill, Stevie Wonder ou The Roots, sa harpe apparaissant également dans le documentaire de Beyoncé, Homecoming.
La révélation a lieu à l’âge de 11 ans, lorsque son père lui offre un CD d’Alice Coltrane. «Je suis tombée directement amoureuse de l’instrument. Le seul problème, c’est que je voulais être comme les autres gamins. Je voulais jouer ce qui passait à la radio. Je me rappelle avoir tenté de reprendre Unbreak My Heart de Toni Braxton, et ne pas réussir à suivre les accords, tout simplement parce que ma harpe n’était pas calibrée pour.» En tombant sur un titre du producteur rap Pete Rock, samplant des notes de harpe, elle en est convaincue: son instrument-fétiche peut aussi s’allier au groove. Plus tard, elle découvre que l’échantillon en question est tiré d’un disque de Dorothy Ashby: une harpiste noire, comme elle, dont les albums des années 1960-1970 emmènent précisément l’instrument sur des terrains plus jazz, soul, funk, etc. «A partir de là, tout a basculé pour moi…»
La grande vadrouille
En 2023, Brandee Younger rendait directement hommage à Dorothy Ashby sur l’album Brand New Life, reprenant des compositions jamais sorties. Avec le nouveau Gadabout Season, elle propose des compos plus personnelles. «J’ai traversé beaucoup de choses ces dernières années. Je ne vais pas rentrer dans les détails, c’est une histoire que je raconterai une autre fois. Mais pour me sortir de là, je me suis plongée dans le travail.» La musique comme thérapie, donc? «Absolument, aussi cliché que cela puisse sonner!»
En français, on traduira le mot «gadabout» par «vadrouilleur», «quelqu’un qui flâne, à la recherche d’amusement». «C’est un terme arrivé dans ma boîte mail via « Un mot par jour ». Avec mon groupe, nous étions alors en tournée. Vous savez, la vie sur la route n’est pas de tout repos. Entre les trajets, les sound-checks, etc., cela devient vite usant. Mais il y avait ce mot qui revenait tout le temps entre nous, et qui nous poussait à en profiter malgré tout: « Ok, on rentre directement se coucher ou on essaie ce restau qui avait l’air si tentant? Well, it’s gadabout season, let’s go! » (rires) Au départ, ça n’était que ça, une private joke entre nous. Mais au fil du temps, l’expression a pris une autre connotation, plus large: même si la vie ne vous épargne pas toujours, il est important de préserver une part de légèreté.»
«Même si la vie ne vous épargne pas, il est important de préserver une part de légèreté.»
Quand Brandee Younger écrit le morceau en question, elle envoie à ses musiciens une playlist de sons et de morceaux qui la rendent joyeuse –des titres du bassiste Thundercat, du duo rap Outkast… Chaleureuse, affable, la harpiste n’a pas dû beaucoup se forcer, se dit-on. «C’est vrai, je suis de nature plutôt joviale. Mais tout ce que j’évoque dans le reste de l’album représente les autres parties de ma personnalité que je garde habituellement pour moi. Cela n’était d’ailleurs pas évident de les exprimer. C’est un peu comme se retrouver en maillot sans avoir fait le moindre sport pendant un an!»
La harpe d’Alice
Conçu avec ses fidèles lieutenants –le bassiste Rashaan Carter et le batteur Allan Mednard–, Gadabout Season a aussi bénéficié de la participation de pointures comme Shabaka ou Makaya McCraven. Pour l’enregistrement, Brandee Younger a pu en outre compter sur un atout de choix: la harpe d’Alice Coltrane. En 2007, elle avait déjà participé à la cérémonie organisée à la mémoire de l’immense musicienne, juste après son décès. Restée en contact avec ses enfants, Younger pourra même utiliser une première fois la harpe, lors d’un concert hommage en 2017. «L’une des cinq expériences les plus bouleversantes de ma vie!» Restauré récemment, l’instrument trône aujourd’hui dans son salon. «Regardez ce que je vois chaque fois que je m’allonge dans mon canapé…» Elle tourne à nouveau la caméra de son ordinateur: sur une étagère, à côté du vinyle de son propre album, trônent le Afro-Harping de Dorothy Ashby et A Monastic Trio d’Alice Coltrane.
Deux totems, deux phares pour l’éclairer. Au-delà même de la musique d’ailleurs, tant un personnage comme Alice Coltrane a accompagné sa musique d’une quête spirituelle. «Je sais bien que tous les fans de Coltrane parlent comme ça. Mais quand vous écoutez un titre comme Turiya and Ramakrishna, il est difficile d’imaginer que cette musique ne vient pas d’un endroit plus profond et sacré.» Sans que celui-ci ne soit forcément déconnecté de la réalité du quotidien. «L’autre jour, un journaliste m’a posé la question: comment pouvais-je jouer un morceau aussi léger que Gadabout Season sur la harpe de Coltrane? Mais que pensez-vous qu’Alice a essayé de faire, quand, à 30 ans à peine, elle a perdu son mari, et s’est retrouvée seule pour élever quatre enfants? Sinon trouver un peu de joie. C’est tout ce dont cet album parle: réussir à dénicher la joie même dans les moments les plus douloureux.»
Brandee Younger, Gadabout Season, distribué par Impulse!
La cote de Focus: 4/5
En concert le 4 juillet au Gent Jazz festival.
Gent Jazz, festival sans cases ni œillères
Du 4 au 19 juillet à Gand.
Les années passent, mais le Gent Jazz reste l’une des pépites de l’été. Qui, certes, a son prix –des tickets qui peuvent monter jusqu’à 90 euros par soir. Mais justifié par des conditions d’accueil –le magnifique site du Bijloke– et surtout une programmation 4 étoiles, qui, du 4 au 19 juillet prochain, partira du jazz pour dériver (parfois loin) vers d’autres genres. En alternant légendes absolues (Herbie Hancock, Bonnie Raitt, Philip Catherine), pointures établies (Branford Marsalis, Massive Attack, Norah Jones, Max Richter, Kamasi Washington, The Roots) et autres incontournables (Ganavya, Baloji, Jamila Woods, Leon Bridges).