Serge Coosemans

La Boîte noire de l’Horeca, « c’est la surveillance continue de tout le personnel »

Serge Coosemans Chroniqueur

La problématique de la Boîte noire, bidule qui entend combattre la fraude fiscale dans le secteur Horeca, reste jusqu’ici abordée de façon assez timide par les médias. Serge Coosemans a rencontré une patronne de bar branché forte en gueule qui n’a pas peur de ruer dans les brancards. Sortie de Route, S04E25.

La Boîte noire est un dispositif de contrôle de caisse qui sera obligatoire au 31 décembre 2015 dans tous les établissements Horeca qui font un minimum de 10% de chiffre d’affaire sur la nourriture à consommer sur place. C’est la panique: la Fédération Horeca Wallonie avance carrément la possibilité de 12.900 à 21.000 emplois perdus ainsi que de nombreuses faillites dans les années qui viennent.

Anne (prénom d’emprunt): La Boîte noire, c’est un peu comme un bracelet électronique permanent. L’idée, c’est de surveiller la caisse, enregistrer la moindre transaction, au cas où tu ferais du noir, avant même que tu ne fasses du noir. On est dans un truc dingue, à la Minority Report. 21.000 emplois perdus, ça ne me semble même pas très réaliste. Ça sera plus, vu que c’est vraiment une mesure qui ne peut que faire exploser le chômage et les faillites. Je travaille avec 16 personnes. Si la Boîte noire passe, je ne pourrai pas faire autrement que d’en virer une dizaine pour n’en garder à temps-plein que 4 ou 5 fiables et multiplier les contrats précaires à côté (extras, étudiants…). Faire travailler quelqu’un de façon totalement déclarée coûte un pont en Belgique. Le licencier aussi, d’ailleurs. Les grosses machines du secteur gagnent assez pour se le permettre, pas les autres, pour qui c’est plus difficile de sortir par exemple 40.000 euros de frais de personnel déclaré avant même d’engranger le moindre bénéfice.

Ça présage un futur sombre…

Sombre mais aussi grotesque. Beaucoup d’établissements vont finir par ressembler à ceux de la Place Flagey, avec l’inévitable service au bar, les mecs incapables de te conseiller un vin et de travailler les produits de saison et des étudiants qui se foutent complètement d’être là. Parce que trop chers pour être engagés sur base régulière, des barristas et des sommeliers vont devoir passer freelance, ne plus se pointer que lors de rares soirées spéciales. On va vers une déprofessionnalisation complète du secteur, ainsi que des salaires moindres pour une somme de travail comparable ou supérieure. Le client en prendra également plein la gueule, surtout quand la bière passera d’un coup de 1,90€ à 3,20€ parce qu’on ne pourra pas survivre autrement qu’en augmentant les prix.

On a tout de même l’impression que le secteur Horeca entend surtout se battre pour garder le privilège de travailler au noir quand ça l’arrange.

La Boîte noire de l'Horeca,

Les gens restent trop calés sur cette image très années 80 du restaurateur qui roule en Porsche blanche après 6 mois d’ouverture et se la pète en soirées-mousse. Ses comptes sont bidouillés et son personnel à 90% en black. Ce n’est pas du tout, plus du tout, la réalité du secteur. Le black sert surtout à payer ton personnel et tes fournisseurs, il ne t’enrichit pas personnellement. Je n’ai même pas trop intérêt à recourir au black, vu que cela dévalue ma société. C’est une situation aberrante, parce que je vis dans l’angoisse des contrôles avec l’impression d’être une trafiquante de schnouffe alors je vends simplement des pinards et des cookies et que j’essaye de correctement payer mon personnel. Cela dit, ce n’est pas la Boîte noire qui me pose problème, plutôt son application et les conditions de cette application. C’est mal préparé, pas équilibré, archaïque, digne de la Stasi. On reçoit peu d’infos et il court plein de rumeurs.

Vous êtes lâchés par le public, les médias et le politique, si je comprends bien…

Même la Fédération Horeca, qui regroupe principalement des patrons de restaurants étoilés et d’hôtels, n’est pas très représentative des petits bars modernes. Lors de la manifestation du 27 janvier, ils ont surtout parlé de leurs propres problèmes. C’est-à-dire principalement la taxation des heures supplémentaires. Les médias diabolisent le secteur ou abordent la problématique de façon assez superficielle. Quant au politique, personne n’a l’air de vouloir se mouiller, à part le PP, dans une optique je pense strictement poujadiste et populiste, principalement pour charger le PS, puisque cette mesure est héritée du gouvernement Di Rupo. Il se dit d’ailleurs que le gouvernement Michel ne demande pas mieux que de se débarrasser de cette Boîte noire, que les types se rendent bien compte que ça va faire péter le chômage et les faillites. Une rumeur dit même que le gouvernement attendrait tout simplement que les syndicats se mettent à rouspéter, que les premiers problèmes apparaissent, que les avocats des bars s’en mêlent, que les premiers procès et les mauvaises applications soient médiatisés, pour pouvoir lâcher l’affaire et enterrer la mesure. Or, pour le moment, les syndicats freinent, parce que la mesure alternative la plus évidente pour diminuer le travail au noir dans l’Horeca, c’est une modification des charges sociales sur tout le secteur. Ce qui est perçu comme trop libéral, ainsi qu’une véritable porte ouverte à l’élargissement des horaires de nuit. On est donc dans une situation où se met en place une mesure qu’au final pas grand-monde ne veut et dont il se dit qu’elle devrait tomber à cause de tous les problèmes qu’elle ne manquera pas de générer.

Mais en attendant, rien ne bouge…

Parce que c’est aussi un peu l’idée. Laisser traîner, pourrir la situation. Imaginons que ma Boîte noire doive être installée pour le 1er août 2015. Je la commande le 29 juillet, comme beaucoup d’autres. Si ça se trouve, l’installateur, débordé, ne pourra venir qu’en janvier. Plein de gens vont agir comme ça, rien que pour marquer leur désaccord, avec l’idée d’un peu saboter le processus. Il faut imaginer une ville où personne n’aurait Internet et puis du jour au lendemain, on l’installe, et 100.000 ménages démarrent d’un coup leur routeur. Cela ne manquerait pas de générer un bordel monstre. Or, une Boîte noire, dès que tu touches un bouton, même par erreur ou par accident, ça enregistre. Tous ceux qui n’y connaissent rien, n’y comprennent rien, vont donc appeler au moindre problème. Ça va être un boulot de dingues pour certaines firmes informatiques. Après, il faut bien aussi se rendre compte que le personnel des finances, insuffisant d’ailleurs, n’est sans doute pas encore formé pour analyser correctement ce genre et cette somme monstrueuse de data.

C’est hackable, une Boîte noire?

Je crois que si ça clignote trop et que tu secoues bien, ça marche ensuite déjà nettement moins bien. Maintenant, des solutions pour contourner le truc, même légales, il y en a déjà plein. Par exemple, mettre ton food truck, sans boîte noire, avec la bouffe à emporter et 6% de TVA, devant ton bar, picnic friendly mais qui ne servirait lui-même plus du tout de nourriture, évitant donc l’obligation de la Boîte noire.

Les plus malins s’en sortiront toujours?

Pas forcément. On peut aussi tous y passer en 2 ou 3 ans. Dans ce contexte de diabolisation de l’Horeca, les banques ne suivent pas. J’ai un projet au frigo parce que c’est trop dangereux de le lancer maintenant. Tout s’est drôlement vite compliqué alors que le plan financier serait passé sans problème il y a quelques années. Les banques sont frileuses, posent plein de nouvelles questions, de nouvelles conditions. La Boîte noire n’est pas qu’un frein à l’embauche, ça stoppe aussi pas mal de chouettes projets.

Pour échapper au contrôle permanent, ne suffirait-il pas d’arrêter de proposer de la nourriture?

Non, parce que l’idée, c’est tout de même qu’à terme, tous les établissements soient équipés de boîtes noires. On parle même d’en mettre sur les sites de construction, ça peut vraiment se généraliser à différentes professions. Arrêter la bouffe, c’est une possibilité mais la bouffe dans les bars branchés, ce n’est souvent pas juste pour suivre la mode ou se faire de l’argent. Ça participe à l’identité des lieux, c’est fun, générationnel même. On revisite les petits plats, on joue avec des recettes. Si on arrête la bouffe, c’est la sinistrose totale, vu qu’il n’y a alors même plus de croissant ou d’oeufs durs. On se retrouverait en journée avec juste des barbus à laptops qui font traîner un thé vert pendant 3 heures et des pinteurs de bières qui collent au comptoir.

Sinistre perspective…

Il y a pire. En cas de gros problèmes avec le fisc, tu penses bien qu’un patron un peu olé-olé aurait vite fait de se retourner contre son serveur pour justifier les « erreurs » de caisse, surtout si celui-ci est un étudiant qui n’a fait que passer. La Boîte noire, ce n’est pas juste le flicage fiscal des exploitants, c’est la surveillance continue, tout le temps, de tout le personnel, avec tout ce que cela peut entraîner comme effets pervers de paranoïa et de rejet des responsabilités les uns sur les autres. Je ne demande pas mieux que le secteur soit assaini, mais on n’y arrivera qu’en simplifiant les choses, pas en bridant complètement les gens et en présentant comme définitives et bonnes des solutions mal foutues qui ne tiennent absolument pas compte de la réalité actuelle et non fantasmée de l’Horeca. De sa variété aussi, une cave à vins ne fonctionnant pas comme une grande brasserie ou un bar de nuit.

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