Kamasi Washington, saxophoniste: “Devenir père a rendu ma musique meilleure”

Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Inspiré par sa récente paternité, le saxophoniste Kamasi Washington a invité George Clinton et André 3000 sur un album de jazz qui embrasse le rap, la soul, le funk et se veut résolument tourné vers l’avenir.

Depuis que les interviews à distance se sont généralisées, les chambres d’hôtel et les bars impersonnels font souvent place à l’intimité des artistes qui répondent aux questions depuis leur terrasse, leur cuisine, leur bagnole ou leur home studio. Fringué d’une toge qui lui donne l’allure d’un chef de tribu, le charismatique Kamasi Washington est à Los Angeles. Chez lui. Dans son salon, à côté de son piano. Fer de lance, comme Shabaka Hutchings à Londres, d’un jazz qui a repris du poil de la bête, le souffleur californien croisé aux côtés de Kendrick Lamar, Erykah Badu ou encore Florence & The Machine s’épanche sur son rapport à la musique, à la paternité, au monde et sur le rôle qu’on a à y jouer.

Six ans se sont écoulés depuis la sortie de ton album Heaven and Earth. Du mal à enchaîner?

Kamasi Washington: J’avais prévu de revenir plus rapidement et d’enregistrer un nouvel album en 2020, mais le monde a fermé et on s’est finalement mis à bosser sur ce disque deux ans plus tard que prévu. J’ai essayé de suivre la musique, de la laisser me dire ce qu’elle voulait. Et ça m’a pris quelques années de la laisser s’exprimer et se révéler. Ça a été un chouette voyage. D’autant que sur la route, je me suis lancé sur d’autres projets musicaux (notamment le supergroupe Dinner Party, NDLR).

Tu as qualifié Fearless Movement d’album dance. Ce n’est cependant pas un disque de clubbeurs…

Kamasi Washington: Je fais référence à l’idée de mouvement. À ce désir de proposer une musique qui donne aux gens l’envie de bouger, de se joindre à son énergie et à sa création plus que de juste l’écouter. Ma tante est une danseuse assez célèbre: Lula Washington. J’ai grandi dans son studio. Elle a chorégraphié des trucs comme Om de John ­Coltrane, Fly with the Wind de McCoy Tyner et The Creator Has a Masterplan de Pharoah Sanders. J’ai grandi avec cette connexion entre la danse et la musique improvisée. Je voulais que certains rythmes et éléments percussifs de mon disque invitent les gens à bouger et s’exprimer.

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Le titre de l’album dégage aussi une connotation ­clairement politique.

Kamasi Washington: Le monde ralentit dans son progrès et dans son évolution parce que nous craignons de perdre ce que nous avons et redoutons d’avancer vers ce dont nous avons besoin., vers là où nous devons aller. Quand j’ai enregistré The Epic, j’ai dû abandonner les tournées avec des artistes établis pour créer ma propre musique. Dans un passé plus récent, j’ai eu un enfant. Et j’ai dû un peu laisser derrière moi le musicien et le saxophoniste pour devenir un père. C’est effrayant. Parce que tu te dis que tu vas sans doute y perdre quelque chose, que ta musique ne sera peut-être plus aussi profonde. Mais je me suis rendu compte finalement qu’embrasser cette évolution a rendu ma musique meilleure. C’est vrai dans la vie de manière générale. Si tu veux progresser et aller de l’avant, tu dois lâcher prise et laisser aller. Abandonner une partie de ce que tu as pour te diriger vers ce que tu veux être.

C’est le côté optimiste de l’explication. Mais est-ce que les Noirs peuvent bouger sans peur dans ­l’Amérique d’aujourd’hui?

Kamasi Washington: Sans peur ne signifie pas sans avoir conscience du danger. J’entends surtout par là: ne pas laisser ce danger t’empêcher de faire ce que tu devrais faire. Il y a différents types d’audaces. Moi je parle d’avoir conscience des risques mais de reconnaître la nécessité malgré tout de bouger.

C’est le grand message de ton disque…

Kamasi Washington: Cet album parle de mouvement et de croissance, de laisser le passé derrière soi pour embrasser le futur. Chaque chanson y fait à sa manière écho. La toute première de l’album, Lesanu, est une prière dans une ancienne langue éthiopienne. C’est un hommage à un de mes amis décédés. Mais c’est aussi un moment de 
gratitude. Un merci pour le fait d’être vivant. Pour le fait d’être un musicien. Pour la musique en général. Asha the First parle du début de la vie. Computer Love revisite une chanson de Roger Troutman que je trouvais prophétique. Troutman a pressenti la manière dont les gens allaient interagir à travers les ordinateurs. Même si ce disque parle de laisser le passé derrière nous pour avancer, je reconnais que parfois ce qui est nouveau n’est pas meilleur. On a cette technologie qui nous permet d’être plus connectés que jamais. Et on n’a sans doute, en même temps, jamais été aussi éloignés. Le morceau The Visionary est un hommage à ces gens qu’on a dans nos vies et qui voient avant tout le monde la direction à prendre. Terrace Martin, qui y participe, a toujours regardé de l’avant. Déjà quand on était enfants. Je le connais depuis que j’ai 13 ans, et c’était déjà à l’époque un visionnaire. Quand tu sais quelque chose, tu le partages avec ta communauté. Tu ne le gardes pas pour toi. Ça a été le premier d’entre nous à sortir un album… Il avait toujours un coup d’avance.

Tu as rapidement senti que tu voulais des textes et des voix sur tes nouvelles chansons?

Kamasi Washington: J’ai compris en cours de route. Chemin faisant. Alors qu’on écrivait les morceaux, qu’on les jouait et qu’on les enregistrait. La musique a dicté ce dont elle avait besoin. Ça n’a pas été prémédité. C’est quelque chose d’ouvrir ta musique au texte. Il a fallu trouver les bonnes personnes et s’assurer qu’elles comprenaient ce dont la musique était censée parler. Être ouvert aussi à leur interprétation. Généralement, je travaille avec mon cercle d’amis.

Comment as-tu embarqué George Clinton dans ­l’aventure?

Kamasi Washington: George Clinton a exercé un énorme impact sur moi et tous les musiciens avec lesquels j’ai grandi. On avait cette chanson, Get Lit, depuis longtemps. On ne savait pas trop quoi en faire. George Clinton est un artiste visuel incroyable. J’ai été à une de ses expos. Je l’ai rencontré plusieurs fois à différents moments de ma vie. Notamment quand je jouais avec Snoop. Mais c’est la première fois que j’ai eu l’occasion de lui parler. À un moment, en bossant sur le disque, je me suis dit qu’il serait vraiment trop génial pour cette chanson. Je lui ai proposé, il a accepté et il est venu au studio. Ça a été magique. On voulait un rappeur avec lui, mais quelqu’un de musical. Et on a pensé à D Smoke. Il joue du piano, il comprend les harmonies. C’est un musicien très ­versatile. On a tout fait en présentiel.

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Avant, le musicien de jazz que tu es accompagnait des rappeurs. Aujourd’hui ce sont des MC qui figurent sur ton album de jazz. Qu’est-ce que ça dit?

Kamasi Washington: Que la musique est cyclique. De nombreux artistes hip-hop ont été influencés par le jazz. Et aujourd’hui, beaucoup de jazzmen sont inspirés par le hip-hop. Le hip-hop était le son de mon quartier. Le jazz était celui de la maison. Avec un père musicien, j’entendais beaucoup de jazz chez moi. Mais dès que je sortais, mes potes écoutaient du rap et du r’n’b. Quand je suis devenu musicien, j’ai commencé à traîner beaucoup du côté de Leimert Park. Là-bas, toutes les musiques se côtoyaient. Tu avais un club de jazz, un club de hip-hop, un club de rock, un coffee shop qui proposait de la poésie, et des batteurs qui jouaient dans le parc. La créativité était partout. Tous ces styles ont commencé à ne faire qu’un pour moi. Ces musiques étaient différentes, mais pas séparées. Je suis né en 1981. Donc quand j’étais adolescent, le rap, c’était Snoop, c’était Dre. On avait des trucs comme Freestyle Fellowship. Aceyalone, Myka 9… Puis on était aussi branchés par la côte Est. Busta Rhymes, NAS, Jay Z. Et j’avais un faible pour A Tribe Called Quest. Mais j’écoutais aussi Chaka Khan et Gabrielle. On écoutait vraiment de tout. Et c’est encore le cas aujourd’hui.

Parmi les premiers albums sur lesquels tu figures, il y a Gold de Ryan Adams et Blackberry Belle des ­Twilight Singers…

Kamasi Washington: Quand j’étais plus jeune, je jouais avec toutes sortes de gens. Le premier album auquel j’ai participé s’appelait Young Jazz Giants. Dans le groupe, il y avait Ronald Bruner Jr., Cameron Graves, Thundercat et moi. Le mec du label était aussi le producteur de cet album de Ryan Adams. Et donc il m’a proposé de venir enregistrer un solo. Je faisais vraiment de tout à l’époque. Je jouais dans des groupes de jazz, de rock, de funk, de musique cubaine ou éthiopienne… Dans des orchestres, dans des mariages, à l’église… Ça a été une formidable école, qui m’a permis de rencontrer un tas de gens et de cultures. De voir comment ils interagissaient entre eux et avec la musique. J’ai joué dans des groupes cubains où personne ne parlait anglais. On ne pouvait communiquer qu’avec elle. C’était puissant.

La chanson Asha the First contient une mélodie ­composée par ta fille au piano…

Kamasi Washington: Ça a été un très beau moment. À l’époque, elle allait sur ses 2 ans. Elle a eu très tôt la fibre musicale. Elle se levait tous les matins et allait d’elle-même jouer du piano. De manière évidemment très aléatoire. Je l’ai enregistrée et j’ai intégré ça à un de mes morceaux. Ce côté enfantin de l’audace et du courage était parfait pour moi et pour l’album. Pour les gosses, tout est nouveau. Ils n’ont pas peur d’essayer de nouvelles choses. Ils se foutent des règles. Il n’en ont même pas conscience, ils sont prêts à tout. Cette mentalité et cette énergie sont juste parfaites pour la musique. Elles te permettent la liberté. Cette idée qu’il n’y a pas de mauvaise note t’ouvre à toutes les possibilités. À travers ma fille, je regoûte aux joies de la première fois.

Est-ce que l’état du monde t’inquiète davantage?

Kamasi Washington: Clairement. Mais sa naissance a décuplé mes peurs autant que mon optimisme. Elle rapproche l’obscurité du monde de ma maison. Je ressens tout à une échelle plus personnelle. En même temps, j’aime à croire que les choses peuvent évoluer dans la bonne direction. Parce qu’elle vivra après moi. Je crois en elle et je crois au monde dans lequel elle habitera. Les filles ne sont évidemment pas confrontées aux mêmes dangers que les garçons. J’espère l’y préparer. Pouvoir lui apprendre à être quelqu’un de sage. Lui expliquer comment se protéger. Comment naviguer dans la société. Mais je m’inquiète davantage pour le danger que personne ne peut arrêter. Je pense à la guerre, à la haine ­généralisée, à l’avidité…

Kamasi Washington: « La musique de manière générale me touche au point d’inspirer cette relation étroite entre mon corps et mon âme. C’est ça, la danse, à mes yeux. »

En 2020, tu as composé la musique de Becoming, le documentaire Netflix sur Michelle Obama. Ça a été spécial pour toi?

Kamasi Washington: La réalisatrice m’a contacté. Quel que soit ton avis sur la politique, c’était une histoire importante à raconter. C’est à mes yeux un moment fondamental de l’Histoire. La musique d’un film est un peu comme le cadre d’une peinture. Encadrer celui-là a été une grosse ­responsabilité et un grand honneur.

Tu vas devoir voter cette année. Trump ou un vieux grand-père qui perd la boule. Ça ressemble à un choix qui n’en est pas un.

Kamasi Washington: Effectivement. Ce n’est pas un bon moment pour la politique américaine. Mais de toutes façons, le monde ne va pas se redéfinir et se redessiner comme on le désire sous l’impulsion de nos dirigeants. Il ne changera que sous le poids des masses. Si on veut que la planète devienne un endroit où tout le monde a envie d’être, il faut que la société au sens large se mobilise. Les présidents et les Premiers ministres ne nous emmènent pas dans la direction que nous voulons emprunter. C’est décevant mais c’est comme ça. Je crois aux masses et je pense que la majorité des gens veulent créer un monde beau et juste, qui autant que possible ne mène pas à la souffrance des autres. Ce monde me semble donc accessible. Mais pour ça, il faut abandonner ce qu’on a fait jusqu’ici. Sinon, on n’y arrivera jamais. Le système dans lequel on est inscrits n’a pas été conçu pour servir l’humanité. Il a été bâti pour que la souffrance des plus démunis profite aux plus nantis. On ne doit plus vivre et penser de la sorte aujourd’hui. Je pense que le changement passe par l’abandon de l’argent et des frontières. Sans eux, on aurait l’espace nécessaire pour créer le monde auquel on aspire. Les leaders de la planète ne feront rien parce qu’ils savent que le fonctionnement actuel leur assure leur position et leur statut. Mais les masses, elles, peuvent s’aimer et faire ce qui est juste pour elles.

Peut-on accéder à ce nouveau monde de manière pacifique?

Kamasi Washington: On doit. On est trop puissants que pour y arriver de manière violente. Notre capacité à la destruction est bien trop grande. On ne peut pas privilégier cette voie. C’est un changement interne, je crois, qui doit se produire. Si les masses ne ressentaient pas les frontières et le sentiment nationaliste, ils disparaîtraient. Tu aurais nettement plus de mal à convaincre de laisser des gens crever de faim à cause de l’endroit où ils sont nés. On peut tous être heureux ensemble. Prendre autant soin de chacun qu’on le ferait d’un voisin.

Notre critique de l’album de Kamasi Washington – Fearless Movement ****

Distribué par Young. En concert le 28/10 à Bozar, Bruxelles.

Solide retour que celui de Kamasi Washington. Après le cosmique Heaven and Earth, le saxophoniste californien se concentre sur le quotidien et l’exploration de la vie sur Terre. Avec du beau monde. Les habitués et des invités. Mais aussi en variant les plaisirs. Embrassant le hip-hop, le funk et la soul. Fearless Movement s’ouvre sur l’enlevé 
Lesanu et ses sonorités éthiopiennes. Puis l’épique Asha the First, jazz spirituel rythmé par le flow nerveux des jumeaux Austin (les fils de la légende West Coast Ras Kass). Le groovy Get Lit s’offre les services du chef de Parliament-Funkadelic George Clinton et du rappeur d’Inglewood D Smoke. Dream State papillonne avec les flûtes d’André 3000 (OutKast). Une heure et demie et douze morceaux pour une nouvelle célébration de la musique noire américaine.

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