James Blake, premier album-événement de l’année

© Amanda Charchian
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Avec l’éblouissant Assume Form, l’Anglais James Blake sort le premier album-événement de l’année. L’occasion de jeter un oeil dans la boule de cristal et sonder ce que réserve 2019, aussi bien au niveau des blockbusters que des nouvelles têtes à suivre…

C’est bien connu, les rêves ont leur propre logique. Votre esprit ensommeillé fait entrer en collision deux éléments incongrus, rendant cohérent dans le songe ce qui n’est pas censé l’être dans la vie éveillée. La musique de James Blake, c’est à peu près pareil. Le morceau Assume Form, qui ouvre le nouvel album du même nom, l’illustre bien: une boucle de piano classique qui dégringole, un beat discret, et la voix qui se traîne, jusqu’à buter sur le refrain qui amène la mélodie hors des rails. Classique. La preuve, s’il en fallait encore, que l’Anglais maîtrise encore et toujours l’art du calme et de la tempête. L’un des seuls à pouvoir donner à un simple piano solitaire l’épaisseur d’un solo d’heavy metal.

Sur Assume Form, James Blake ajoute toutefois de nouvelles nuances. Avant que le lien de préécoute envoyé par la maison de disques ne soit désactivé, on a pu prendre quelques notes sur chacun des morceaux. I’ll Come Too, par exemple: « Ballade. Mélodie amoureuse à la Tin Pan Alley/Broadway ». Ou encore, à propos de Are You in Love: « crescendo nuptial ». Et plus généralement, cette impression que James Blake se permet aujourd’hui des morceaux qui ruissellent moins qu’ils ne coulent, limpides. Les chansons se font désormais plus directes et lumineuses. Comme si l’intéressé avait voulu faire définitivement un sort à sa réputation de chanteur triste aux morceaux neurasthéniques?

La revanche des nerds

C’est peu dire qu’Assume Form est l’un des albums les plus attendus de l’année. Plus que jamais, James Blake se trouve en effet au centre de l’échiquier pop. Un pion essentiel, l’un des rares à avoir réussi à créer à peu près l’unanimité autour de lui, rassemblant des fans venus aussi du bien du rock, que de la pop, de l’électronique ou du hip-hop. Pas mal pour une musique qui a longtemps passé pour complètement insulaire, voire carrément autiste.

C’est en 2010 que James Blake a commencé à faire parler de lui -notamment avec l’EP CMYK, publié par le label d’origine gantoise R&S. Né à Londres, en 1988, le jeune homme est alors rapidement propulsé à l’avant-scène. Actif dans la mouvance dubstep, véritable bande-son de la capitale britannique, il l’amène sur des terrains plus apaisés. Pour preuve, sa reprise de Limit To Your Love, de la Canadienne Feist. Le morceau constitue sa première carte de visite dans les hit-parades. Un premier tube qui, pourtant, n’a, a priori, rien à faire là. À peine secouée par des infrabasses dub, la version est lente, décharnée: en d’autres mots, impassable en radio.

James Blake, premier album-événement de l'année
© DR

James Blake réussit pourtant à imposer sa patte, son son. Il faut dire qu’il correspond assez bien à l’ambiance du moment. Juste avant, en 2009, le trio The xx a créé également la surprise avec un premier album, où chaque note semble comptée, chaque mot soigneusement pesé. Squelettique, la musique de chambre du trio pose une sorte de néo-new wave sensible. À l’époque, les médias musicaux titrent volontiers « Quiet is the new loud ». Après l’hystérie des fluo kids des années 2000, c’est le retour à la sobriété, au noir/blanc romantique. C’est encore la revanche des nerds, des âmes solitaires et timides, qui peuvent désormais composer leurs chansons sans avoir à sortir de leur chambre d’ados.

Quelque part, huit ans et trois albums plus tard, James Blake traîne toujours un peu cette image. Un jeune garçon romantique aux cheveux savamment ébouriffés, regard mélancolique et voix sensible. En soi, une véritable anomalie dans un monde devenu complètement hystérique et cacophonique.

Il aurait pu ainsi s’effacer, disparaître. Au lieu de ça, il est devenu omniprésent. Comment? Notamment en accompagnant (plus qu’en surfant) sur la vague hip-hop. L’Anglais n’a jamais caché qu’il était autant fan du songwriting de Joni Mitchell que du R’n’B langoureux de D’Angelo. Dès Overgrown, son deuxième album sorti en 2013, il pouvait compter à la fois sur le concours de Brian Eno et de RZA du Wu Tang Clan (ou encore sur celui de Chance The Rapper pour un remix). L’année d’avant, il avait pu également collaborer avec le génie le plus névrosé du rap: Kanye West, himself. Dans la foulée, James Blake se retrouvera invité sur quelques-uns des albums rap/soul/R’n’B les plus cruciaux de ces dernières années. Du Damn de Kendrick Lamar aux Birds in the Trap Sing McKnight de Travis Scott, en passant par le Prima Donna de Vince Staples, le 4:44 de Jay-Z, ou encore la BO de Black Panther. Non content d’inscrire son nom au générique de la doublette Blonde/Endless de Frank Ocean, il a encore mis sa patte sur le Lemonade de Beyoncé. Impressionnant.

Patriarchy in the UK

On ne s’étonnera donc pas de retrouver dans le casting d’Assume Form des noms comme Travis Scott, Andre 3000 ou encore le producteur Metro Boomin. Ce n’est pas qu’une question d’affinités musicales. Sans doute Blake a-t-il mieux compris que d’autres que, derrière la façade testostéronée, le hip hop est surtout devenu le lieu d’une expression hyper-intime. Comme si l’ego trip avait été remplacé par l’ego-strip -de Kanye mettant à nu ses névroses aux penchants émo de Drake, en passant par les confessions de Frank Ocean ou les dilemmes de Kendrick Lamar. La parole rap peut être brutale, elle est surtout crue, directe, sans fard. À fleur de peau.

L’an dernier, James Blake participait à une conférence sur la santé mentale (à l’occasion du symposium annuel de la PAMA, Performing Arts Medicine Association). Il y évoquait notamment les risques de dépression liés aux tournées incessantes et à la vie dans le show-biz en général, ainsi que ses propres pulsions suicidaires. C’était aussi une occasion de dénoncer la stigmatisation envers les artistes masculins qui osaient s’épancher et disséquer leurs sentiments. Après la sortie du morceau Don’t Miss It, il insistait encore sur Twitter, revenant une nouvelle fois sur l’image de « garçon pleurnichard » qu’il continue encore de traîner malgré lui. « J’ai toujours trouvé cette expression malsaine et problématique quand elle est utilisée pour décrire des hommes se contentant de parler de leurs sentiments ouvertement. Alors que l’on ne questionne pas les femmes quand elles s’ouvrent sur les choses avec lesquelles elles doivent lutter, étiqueter ainsi les hommes contribue à la désastreuse stigmatisation historique que subissent ceux qui expriment leurs émotions. » À sa manière, Blake questionne lui aussi le patriarcat et ses effets. Non seulement sur les femmes, mais aussi sur les hommes.

Derrière son titre volontiers abstrait, Assume Form est ainsi l’album le plus ouvert de James Blake. Le plus instantané, voire le plus pop. Ou en tout cas le plus direct, si l’on s’en tient à des morceaux comme Barefoot in the Park, en duo avec l’Espagnole Rosalía, Tell Them (avec Moses Sumney) ou Power On (« I thought I never find my place/But I was wrong »). Il n’évacue pas les moments de doute et d’angoisse paralysante ( Mile High avec Travis Scott, What’s The Catch?, avec André 3000). Mais dès l’entame, sur le morceau-titre, Blake insiste: « I hope this is the first day I connect motions to feelings ».

Face au blues existentiel, il fait ainsi le pari d’un disque à la fois pudique et vulnérable. Face aux remous anxiogènes de l’époque et aux tendances au repli, il ose l’ouverture. Et l’implication. « Je pourrais éviter de regarder dans les yeux/Je pourrais éviter de sortir dehors/Je pourrais éviter de gâcher ma vie », chante-t-il sur Don’t Miss it. Et ainsi, continue-t-il, pouvoir dire ce qu’il veut, déconnecter quand il veut, se barrer quand il veut, éviter de se mouiller somme toute. « Mais je passerais à côté », insiste-t-il, concluant: « Don’t miss it/Like I did ». Comme une manière de prôner l’engagement ici et maintenant, comme remède au cynisme ambiant.

James Blake, Assume Form, distribué par Universal. ****

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Les têtes d’affiche de 2019

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© Redferns via Getty Images

Childish Gambino

Bien sûr, Childish Gambino, alias Donald Glover, n’a pas attendu le carton de This Is America pour se faire une place sur la planète pop. Accompagné par un clip coup de poing, le morceau l’a néanmoins propulsé dans une autre catégorie. Du coup, le successeur de Awaken, My Love!, sorti en 2016, n’en est que plus attendu. D’autant que le chanteur/ producteur/comédien a annoncé qu’il serait probablement son… dernier. Un baroud d’honneur dont la date de sortie n’est pas encore annoncée, mais qui devrait vraisemblablement accompagner sa tournée des festivals.

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Herbie Hancock

Légende du jazz, Herbie Hancock ne s’est jamais contenté de ressasser. Au contraire, il s’est régulièrement frotté aux autres genres, du hip-hop émergent (Rockit) à un album de reprises de Joni Mitchell (en 2007). Forcément, il ne pouvait rester insensible aux nouvelles accointances entre le jazz et le rap. Depuis plusieurs mois, il évoque donc des collaborations avec la nouvelle garde, de Kamasi Washington à Thundercat, en passant par Kendrick Lamar, Flying Lotus, et même Snoop Dogg.

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Solange

Longtemps, Solange Knowles est restée planquée, plus ou moins volontairement, dans l’ombre de sa soeur Beyoncé. En 2016, A Seat on the Table a toutefois considérablement changé la donne. Déclaration d’indépendance tonitruante, l’album a marqué les esprits, avec son mélange de R’n’B arty et de soul psychédélique, creusant la question de la représentation de la femme, noire, aujourd’hui. Dopé au jazz, mais avec des éléments « hip-hop et électroniques », son successeur a d’abord été annoncé pour l’automne dernier. Désormais, son arrivée ne serait plus qu’une question de semaines.

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Kanye West

« I hate being bi-polar, it’s awesome », annonçait Kanye West sur la couverture de son dernier album. De fait, en 2018, le rappeur a commis le pire (Ye, sans doute l’album le plus faible de sa discographie) et le meilleur (la production du Daytona de Pusha T); flirté entre le génie absurde (Lift Yourself) et la pantalonnade navrante (I Love It); fricoté avec Trump avant de se rendre compte qu’il avait peut-être été trop loin… Toujours au bord de la surchauffe, Kanye devrait néanmoins encore insister avec un nouvel album, intitulé Yandhi. Déjà tout un programme…

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Vampire Weekend

Est-il raisonnable d’encore attendre quelque chose de Vampire Weekend? Cela fait en effet plus de cinq ans que leur dernier album, Modern Vampires of the City, est sorti. Une éternité. Les New-Yorkais n’ont pourtant pas lâché l’affaire, et s’apprêtent même à sortir leur premier disque pour le compte d’une major (Sony). Peu d’infos ont filtré jusqu’ici sur le disque, sinon un titre de travail énigmatique – Mitsubishi Macchiato. Et s’il était l’occasion de retrouver la spontanéité de leur premier disque, toujours aussi rafraîchissant, dix ans après sa sortie?

Nouvelles têtes

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Moka Boka

Un EP prometteur (Pas de pluie, pas de fleurs), une session Colors remarquée, ainsi que des invitations des Français d’Odezenne à ouvrir leur Fifty Fifty session, ou de Lomepal à participer à son Planète Rap: c’est sûr, le rappeur bruxellois devrait encore faire parler de lui ces prochains mois.

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Octavian

Réponse anglaise à la trap américaine, le jeune Franco-Britannique (il est né à Lille, en 96) vient de remporter le BBC Sound of 2019. Pour se faire une idée, les curieux pourront se rendre à son concert bruxellois, prévu au Botanique, le 14 février prochain.

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Glauque

Créé il y a à peine plus d’un an, Glauque n’a pas tardé à se retrouver sur tous les radars. Deuxième du récent Concours Circuit, ils sont déjà sûrs d’arpenter à peu près tous les festivals belges de l’été. Entre phrasé hip-hop et noirceur électronique, dans l’air du temps, mais pas moins sincère pour autant.

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Black Midi

Le rock ne rend pas encore les armes. La preuve avec les Anglais de Black Midi, dont on ne sait pas encore grand-chose, sinon que leur furie post-punk est vivement recommandée par les copains furieux de Shame. En concert le 19 février, au Het Bos, à Anvers.

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Vendredi sur Mer

Parce que les chansons pop de la Suissesse Charline Mignot cadrent parfaitement avec le paysage francophone actuel, tout en cultivant un détachement branchouille qui pourra éventuellement agacer, on attendra la sortie imminente de son premier album pour confirmer la hype.

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