Ivan Jablonka retrace le parcours de Jean-Jacques Goldman: “Même absent, il est omniprésent”

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Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Avec Goldman, l’historien-sociologue Ivan Jablonka retrace le parcours de Jean-Jacques, musicien effacé devenu hyperstar des années 80, avant de fuir les projecteurs au début des années 2000.

C’est l’un des livres-événements de la rentrée. Avec Goldman, l’historien-sociologue Ivan Jablonka retrace le parcours de Jean-Jacques, star incontournable des années 80, exilé des médias depuis le début des années 2000. Un essai à large spectre, qui aura même réussi à faire sortir son sujet de son mutisme -“Je suis triste pour tous les gens qui se font duper en achetant ces livres qui parlent de moi”, dans Le Canard enchaîné. Honnêtement, je n’ai pas été surpris par cette réaction, réagit l’historien. Elle est conforme à sa logique de retrait de la vie publique, que je respecte et comprends. Mais je crois que la cause de sa tristesse, c’est d’abord sa célébrité persistante. Cela fait 20 ans qu’il s’est rangé et il est encore personnalité préférée des Français. Il y a de quoi devenir fou!

Comment êtes-vous arrivé à Goldman?

Assez tard, vers 25 ans, à la fin des années 90. Quelque part, la Goldmania était finie depuis longtemps. J’étais même un peu “démodé”, pour reprendre un terme “goldmanien”. Mais à la faveur de la compilation Singulier (sortie en 1996, NDLR), je l’ai redécouvert. Je me suis rendu compte qu’il répondait aux questions qui étaient alors confusément les miennes. Soit, pour le dire rapidement: l’immigration, la judéité, la gauche, la masculinité vulnérable. C’est en cela que le livre que j’ai écrit sur lui est aussi un portrait de moi-même, mais surtout de nous tous. Ce livre est une autobiographie collective.

Le livre que j’ai écrit sur lui est aussi un portrait de moi-même, mais surtout de nous tous.

Votre sujet d’étude reste hyperpopulaire, tout en ayant complètement disparu de la circulation. Ce paradoxe complique-t-il la tâche de l’historien?

J’utilise un néologisme pour caractériser cette situation: l’“omniabsence”. Goldman est à la fois omniprésent et invisible. Est-ce un souci? Pas du tout. Parce que c’est ça, l’histoire: faire une enquête dans l’absence, descendre dans les limbes. Et rencontrer non pas les gens mais leurs traces. Pour résumer, la disparition de Goldman n’est pas un problème, c’est même le cœur du livre.

Comment “l’enfant transparent”, terne et renfermé, s’est-il transformé en hyperstar?

Tout commence en effet par cet ado un peu effacé. Mais on oublie trop souvent que Jean-Jacques Goldman a aussi voulu percer. Il s’est démené, s’est frotté à tous les genres -le rock progressif, le hard, la ballade, le disco, etc. Il avait envie que ça marche. Au début des années 80, il a donné par exemple pas mal d’interviews à la presse ado et people de l’époque, en ouvrant la porte de chez lui, en parlant de ses enfants, de ses amours de jeunesse, de ses vacances…

Vingt ans plus tard, ce sera l’extrême inverse. Il fuit les projecteurs. Pourquoi? Il y a sans doute le poids écrasant de la notoriété. Mais aussi, selon moi, le fait qu’il vient d’une famille d’immigrés juifs. Or, je crois qu’il y a un habitus, -pour parler comme Bourdieu-, de l’immigré juif, qui consiste à être maladivement discret. Se faire voir, se faire remarquer, pour un immigré, a fortiori juif, est très ambigu. D’un côté, c’est un capital de visibilité. Mais de l’autre, il y a toujours le risque de susciter la colère, la jalousie, voire la violence des foules. C’est ça, un pogrom. Quand on s’appelle Goldman, on sait très bien ce que ça veut dire.

On sent aussi chez Goldman une sorte de blessure d’amour-propre, par rapport à une scène rock qui l’a toujours rejeté.

Tout au long des années 80, Goldman a été à la fois hyperpopulaire, enchaînant les tournées monstres à guichets fermés, et honni par la presse rock, ainsi que la presse intellectuelle de gauche. En relisant les articles de l’époque, j’y ai trouvé une agressivité qui m’a sidéré. Je vois plusieurs causes à cette violence symbolique. Il y a d’abord le snobisme de toute une partie de la presse de gauche. Goldman y a toujours été décrit comme un mou pas assez rebelle, trop capitaliste, trop mainstream. Quelque part, on reprochait à Jean-Jacques de pas être assez Pierre (son demi-frère, dont le parcours révolutionnaire est l’objet du dernier film de Cédric Kahn, lire Focus du 28 septembre).

Et puis il y a toute une partie de la critique rock masculine, qui trouvait que Goldman n’était tout simplement pas assez “rock”. Il ne sniffe pas de la drogue, ne prend pas des bains de champagne, ne défonce pas ses chambres d’hôtel, à la manière des Rolling Stones. Il fait un pop rock proche de la variété et est adulé par ce qu’on appelait alors avec mépris des “midinettes”. ça heurtait de front tout le patriarcat rock de Libération, Rock & Folk, etc., qui aimait le rock quand il fracassait ses guitares sur scène, etc.

On en est revenu aujourd’hui?

Complètement. Aujourd’hui, Goldman n’est plus seulement mainstream, il est aussi devenu légitime. On peut toujours ne pas l’aimer. Mais on ne le méprise plus. Je crois que ça tient au fait que l’on est entré dans un modèle culturel omnivore. Un espace où l’on peut à la fois lire Victor Hugo et Stephen King, aimer Godard et une série Netflix, etc. Et puis il y a le “poptimism” (l’idée que la pop, souvent vue comme légère et artificielle, mérite les mêmes égards que le rock, NDLR). Il reflète la diversité et l’inclusivité de nos sociétés. D’où le fait que la culture pop et le pop rock sont maintenant davantage représentés par des jeunes femmes, des minorités ethniques ou sexuelles… -de Taylor Swift à Beyoncé.

La presse belge a moins étrillé Jean-Jacques Goldman, selon vous. Pourquoi?

Ce n’est pas un détail. De manière générale, la Belgique va inventer la pop culture européenne. Via la BD moderne, de Hergé à l’école de Marcinelle, Franquin, etc.; via son école du polar, avec le grand Simenon; et bien sûr, via la variété et le pop rock, de Brel à Stromae en passant par Angèle, etc. C’est pas rien quand même! À partir de cette toile de fond, je pense que ce n’est pas tout à fait un hasard si la presse belge s’est intéressée plutôt précocement à Goldman. ça révèle une structuration du champ culturel francophone. Avec d’un côté cette presse intellectuelle de gauche, le tout-Paris des élites, qui étaient massivement antigoldmaniens; et puis, de l’autre, une presse plus populaire, moins élitiste en tout cas, plus en prise avec la pop culture.

Ivan Jablonka

1973 Naissance à Paris.

2013 Professeur à la Sorbonne.

2016 Prix Médicis pour Laëtitia ou la Fin des hommes, portrait de Laëtitia Perrais, jeune femme de 18 ans, violée et assassinée en 2011.

2019 Publication de Des hommes justes, essai sur le “patriarcat et les nouvelles masculinités”, aux éditions du Seuil.

2023 Publication de Goldman, aux éditions du Seuil.

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