Inspiration Brel, la dernière quête de Maurane

Maurane, ultime tour de chant. © BERNAUX EDOUARD/REPORTERS
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Juste avant de disparaître, Maurane avait commencé à enregistrer un disque de reprises de Brel. Le voici, finalisé par sa fille, Lou Villafranca, et son pianiste, Philippe De Cock.

Dans le salon des studios ICP, à Ixelles, Lou Villafranca se plie de bonne grâce à l’exercice promo. Le mot est un peu vilain, et on devine que la jeune femme aurait volontiers passé son tour. Sa maman, Maurane, était connue pour être volubile. Elle semble plus posée. Mais voilà, il faut bien achever le travail. La mission, même. « Bien sûr, il y a la douleur de perdre sa mère. Mais il y a aussi la révolte de voir une artiste coupée net dans son élan. Ce disque, il fallait le terminer. »

C’était au printemps dernier. Le 7 mai, Claudine Luypaerts, alias Maurane, décédait à son domicile schaerbeekois. Elle avait 57 ans, et encore pas mal de chansons à chanter. Celles de Brel notamment. Reprendre le Grand Jacques, elle l’avait déjà fait. Elle avait même commencé sa carrière par là. Cette fois, elles auraient dû lui permettre de se remettre en mouvement après une période compliquée. Finalement, les douze reprises de l’album Brel, sorti ces jours-ci, constituent son dernier tour de piste…

C’est en décembre 2017 que Maurane a retrouvé le chemin du studio. « Avant cela, elle avait connu des soucis avec sa voix. Un oedème sur les cordes vocales, qu’il a fallu opérer. Pendant deux ans, elle n’a pas pu chanter. A cela est venu s’ajouter un mal de dos, qui l’empêchait tout simplement de remonter sur scène. » A peine sortie de convalescence, Maurane avait donc choisi de s’attaquer à un monument national: appelez ça de l’audace. « Je ne pense pas qu’elle se soit même jamais posé la question. Brel est simplement un artiste qu’elle admire énormément. Et puis, c’est vrai que ma mère est quelqu’un de profondément gonflé », glisse sa fille, avant de réaliser – « j’ai encore du mal à parler d’elle au passé… » On comprend aisément.

Tout qui a perdu un parent a pu l’expérimenter: cet espace-temps diffracté où le chaos des sentiments se frotte inévitablement au quotidien le plus trivial. Votre monde s’est arrêté, mais l’autre continue d’avancer, implacable. Celui des administrations à contacter, des comptes à clôturer, des plaques de voiture à rayer, etc. Lou Villafranca, elle, avait des heures de bandes à écouter et arranger. Elle ne l’a pas fait seule. « J’ai directement contacté Philippe De Cock (NDLR: fidèle pianiste de Maurane). Je n’aurais pas pu le faire sans lui. Je ne suis pas musicienne. Philippe a eu cette intelligence émotionnelle et musicale de réussir à me comprendre et à traduire ce que j’avais en tête. » L’objectif est de ne pas traîner et de respecter les délais initiaux. « On voulait qu’il y ait une continuité, comme si le processus n’avait jamais dû s’arrêter. De toute façon, la maison de disques nous imposait de terminer dans un certain délai… »

Lou, la fille de Maurane, et Philippe De Cock, au studio ICP.
Lou, la fille de Maurane, et Philippe De Cock, au studio ICP.© DR

De Vannier à Radiohead

Maurane a eu le temps de travailler sur une petite quinzaine de morceaux. Des maquettes enregistrées en piano-voix, souvent encore très brutes avec parfois, une guitare en plus. « Mais elle pensait dès le départ y ajouter des arrangements, sans pour autant glisser dans le symphonique. On a essayé de respecter ça. »

Le binôme se lance, replongeant dans les bandes, opérant le tri, réfléchissant à comment les « emballer ». « On était en studio dix heures par jour, sept jours sur sept, pendant un mois. On a fini par former une petite famille. » Comment faire son deuil, tout en ayant la voix de sa mère dans l’oreille pendant toute la journée? « C’est sûr que cela avait quelque chose d’aliénant, sourit Lou. Presque comme une transe. Parfois, pour recaler une guitare par exemple, on réécoutait mille fois le même passage. « J’ai vu le mont Valérien… » sur Vesoul en boucle, cela vous fait faire de drôle de rêves… » Le morceau est une bonne illustration de la légèreté retrouvée de Maurane. « C’est sympa, non? » l’entend-on rigoler en bout de prise. « En réécoutant l’enregistrement, on imaginait une sorte de boeuf, qui part dans tous les sens. Du coup, on a rappelé son groupe habituel – Patrick Deltenre (guitare), Yves Baibay (batterie), Nicolas Fiszman (basse), rejoints par Olivier Bodson (trompette). On les a laissés jouer, mais au bout de la troisième, quatrième prise, ils étaient déjà trop en place », s’amuse la productrice improvisée.

La couleur jazz du morceau renvoie aux débuts de la chanteuse. Ailleurs, Quand on n’a que l’amour se contente quasi d’une guitare acoustique, tandis que Rosa ose le tango de salon. « On tournait autour, on ne voyait pas trop comment faire. Puis, j’ai repensé à ce disque que j’aime bien, un duo entre le pianiste cubain Bebo Valdes et le guitariste flamenco Diego El Cigala (NDLR: Lagrimas Negras). Philippe a jeté une oreille et s’en est inspiré pour l’arrangement. » Le dialogue entre eux a été permanent. Sa musique à elle, c’est plutôt Sonic Youth, les Pixies, le rock indé américain. « Mais j’écoute de tout, du classique au hip-hop. Un journaliste français se moquait de moi parce que je lui expliquais que nos influences pour le disque allaient de Jean-Claude Vannier (NDLR: célèbre arrangeur, notamment pour Gainsbourg) à Radiohead. Il me disait que cela ne s’entendait pas trop. Certes, mais cela tient parfois juste à une ambiance, ou un son de batterie. »

Brel, par Maurane, distr. Universal.
Brel, par Maurane, distr. Universal.

Deux morceaux ont résisté et finalement été écartés: Les Bonbons et L’Air de la bêtise. Trop bancals. « Sans avoir voulu faire un album trop pathos, cela aurait été un peu bizarre de les mettre. Et puis, déjà à l’époque, elle m’avait demandé mon avis quand je l’avais rejointe en studio, et je lui avais dit que je n’étais pas convaincue. » Ce jour-là, Maurane avait également mis en boîte le chant de Ne me quitte pas. « Elle a fait une seule prise. On s’est tous regardés, tellement c’était bouleversant. » C’était le 30 avril, une semaine avant sa mort. « C’est la dernière fois que je l’ai vue. Je lui ai encore parlé quelques jours plus tard au téléphone. Elle voulait que je vienne la voir chanter à la fête de l’Iris. Mais le lendemain, j’avais un entretien pour un poste d’assistante à l’université. Je lui ai expliqué: « Maman, ce n’est pas la dernière fois que tu montes sur scène, et si je viens, tu sais bien comment ça va finir, on va vouloir boire un verre, discuter le coup, et je ne serais pas fraîche pour mon rendez-vous. » Mais voilà… ça fait toujours un peu bizarre de se dire ça… »

Ne me quitte pas clôt très justement un disque dont Lou Villafranca signe même l’illustration de la pochette – « colorée, bienveillante, sans que cela soit trop pouet pouet ». Comme une manière aussi de ponctuer son implication totale dans le projet. Lou, qui n’arrête pas de répéter qu’elle ne sait même pas lire une portée, concluant dans un sourire: « Quelque part, je dois aussi être un peu gonflée… »

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