« Idles a toujours essayé d’aller au-delà des attentes, de les questionner »
Après l’explosif Ultra Mono l’an dernier, Idles étoffe sa palette et varie les plaisirs sur un disque, Crawler, qui questionne le cycle de l’addiction. Entretien.
« L’état de la voix de Joe continue d’empirer et il est encore plus compliqué pour lui de faire de la promo. Mark Bowen, le guitariste, est lui disponible et plus flexible. » Premier novembre. Jour de la Toussaint. Idles est en tournée aux États-Unis. Les Anglais jouent en Californie, à Pomona, avant d’enchaîner trois soirs à Los Angeles, au Fonda Theatre. Tous leurs concerts (et il y en a un beau petit paquet) affichent complet jusque début mars. Bowen, le gratteur, ancien dentiste à la moustache de camionneur, est dans le tour bus, un casque sur les oreilles, pour parler d’un quatrième album qui varie les plaisirs et ouvre le champ des possibles.
Qu’aviez-vous en tête quand vous avez commencé à bosser sur Crawler?
Avec Ultra Mono, on avait essayé de construire une espèce de zénith, de pic. Presque une version caricaturale de ce que les gens attendaient de nous et de ce qu’on s’était mis, nous aussi, à attendre de notre musique. Idles a toujours essayé d’aller au-delà des attentes, de les questionner. Qu’est-ce que ça signifie d’être un homme? Qu’est-ce que ça implique de vivre dans nos sociétés contemporaines? Qu’est-ce que ça veut dire d’être un groupe de rock? Un groupe de rock agressif… Avec Ultra Mono, on a été au plus fort, au plus loin, pour pouvoir brûler tout ça et s’en libérer. Grâce à cette démarche, on a créé ce très fort sentiment d’identité avec lequel on a ensuite pu expérimenter. À partir du moment où on était certains de ce qu’était une chanson d’Idles, on pouvait écrire un morceau comme MTT 420 RR ou The Beachland Ballroom. Se diriger vers des territoires complètement nouveaux. Tel était le but donc. Expérimenter autant qu’on le pouvait avec notre son, avec notre songwriting, tout en restant ce qu’on est viscéralement.
En gros, vous vouliez aller voir ailleurs?
Tu connais la fenêtre d’Overton? C’est un concept politique qui désigne l’ensemble des idées et pratiques considérées comme acceptables dans l’opinion publique. On a un gouvernement de droite en Angleterre. On n’aura pas de dirigeants communistes sans une révolution. Mais tu remarques qu’il y a çà et là des petits mouvements répétés vers la gauche. C’est ce qu’on a fait avec ce disque. On s’est promenés un peu partout à l’intérieur du châssis. Au final, c’est une exploration de la catharsis. Sur tous nos albums précédents, on explicitait vraiment et frontalement les choses. Crawler est dans la nuance, dans le mouvement, dans le combat de cette violence avec du minimalisme, de l’ampleur et un langage plus poétique… Joe s’exprime comme il ne l’avait jamais fait. Il a peint des chansons, a écrit de manière élaborée et imagée, plus subtile.
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Il utilise toujours certaines phrases comme des mantras…
L’idée de répétition, de la sensibilité motorisée du krautrock et du post-punk, de la techno et du hip-hop aussi, toutes ces musiques qu’on aime, est une chose importante dans notre approche. Notamment dans cette quête cathartique.
Tu parlais de grandes interrogations. Quelle est la principale question que vous vous êtes posée avec ce nouveau disque?
À cause du confinement, du fait qu’on était tous séparés géographiquement et administrativement parlant par le gouvernement, on ne pouvait pas passer de temps et écrire ensemble. Il y a donc beaucoup d’introspection. De confrontation avec soi-même. D’écriture très personnelle. Ça peut sembler ésotérique quand on parle de musique mais c’est le cas. J’ai composé 50 à 60% de l’album. Et il y a là-dedans beaucoup d’introspection. Ça mène à des moments plus calmes, plus nuancés, plus musicaux aussi dans le fond. Ça s’entend dans les voix également. Quand tu écoutes les paroles, tu te rends compte que Joe règle ses problèmes, plus ceux des autres. Avant, on essayait de trouver des solutions pour la planète tout entière. Cette fois, on parle de nos propres complications et les gens s’y retrouvent. Parce que l’expérience humaine ne diffère pas tant que ça d’un pays ou d’une communauté à l’autre.
Comment s’est passé le confinement pour toi justement?
Une des premières choses qu’on a constatées et bien dû reconnaître, c’est qu’on était incroyablement chanceux. On savait que dès que la vie plus ou moins normale reprendrait, on pourrait repartir sur les routes. Je pourrais être dans un bus en Californie et te parler au téléphone. Le confinement a été une chose merveilleuse pour moi. Parce que, comme Joe, je suis un jeune papa. J’ai pu passer beaucoup de temps avec ma fille. Ce qui n’est pas possible quand tu tournes entre 200 et 250 jours par an. On a regardé l’aspect positif de tout ce qui nous arrivait. Bien sûr, on n’a pas pu tourner avec Ultra Mono. Mais sur le plan familial, j’étais dans une bien meilleure situation.
Quand avez-vous commencé à plancher sur le disque?
Quand on a vu la direction que les choses prenaient, quand on a compris qu’on ne pourrait pas donner de concerts, on s’est demandé ce qu’on pouvait faire. Ce sur quoi on avait le contrôle. On avait prévu de tourner pendant deux ans avant de prendre un break pour bosser sur un nouvel album. Le Covid a accéléré les choses. J’ai produit Crawler avec Kenny Beats (Denzel Curry, FKA Twigs, Vince Staples…). Il y avait une notion d’apprentissage. Je voulais que la production s’inscrive dans le processus d’écriture des chansons. Ça n’en donne peut-être pas l’impression au premier abord, mais c’est quand même fort produit. Il y a beaucoup de travail sur les batteries, les guitares… Penser à tout ça s’est inscrit dans le songwriting. Pour la première fois, avec Joe, on a discuté de quoi parlerait chaque chanson avant même qu’une note ne soit écrite. Dans le cas de MTT 420, j’ai même repensé la production au fur et à mesure en en recevant les paroles. Heureusement que le confinement a été aussi long. Parce qu’il y a eu beaucoup d’essais, d’erreurs et d’allers-retours.
Comment avez-vous construit le récit?
C’est devenu clair après l’écriture des premières chansons. Joe avait écrit 50% des paroles avant qu’on entre en studio. Il savait de quoi les morceaux parleraient et avait des idées. Mais il aime écrire dans l’instant. En studio, on s’est fait confiance créativement parlant. Mais le fil narratif s’est rapidement dégagé. Cette idée de crawler. Cette histoire qu’il voulait raconter à propos de son cycle d’addiction. De lui, de sa mère. Quand on a tout écrit et enregistré, l’arc narratif du disque est devenu encore plus limpide. Avec tous les traumatismes au début. Et la réalisation de soi, l’épanouissement personnel à la fin.
Cette histoire d’addiction, d’abus de substances, c’est quelque chose dans lequel vous vous retrouvez?
Moi non. Je n’ai jamais eu ce genre de problèmes. Mais mon meilleur ami est Joe Talbot. Donc, je sais ce que c’est. Lee, le guitariste du groupe, est un ancien toxicomane. Sobre depuis pratiquement dix ans maintenant. Dave, notre bassiste, est un ancien alcoolique. Et il y a d’autres gens dans ma vie qui ont souffert de ce genre de trucs. Je pense que tout le monde s’y retrouvera. Surtout en ces temps où de plus en plus de gens ont conscience des problèmes de santé mentale. Les hommes s’ouvrent beaucoup plus qu’avant. Il y a beaucoup de vérités dans ce disque qu’on vit à la maison.
Cet album part dans des directions qui risquent de surprendre vos fans.
Tu comprendrais vite en fouillant dans mon iTunes. Je n’écoute pratiquement pas de rock. Je pense qu’on a atteint les limites de ce que pouvait donner une guitare sur Ultra Mono. Je voulais les amener plus loin. Progress en est un bon exemple. J’ai travaillé le son pour créer cette espèce d’univers électronique à la Aphex Twin. J’ai toujours voulu faire ce genre de choses. C’est dur à présenter au groupe parfois. Mais le confinement m’a permis de parler, de m’expliquer. De détailler en quel sens selon moi ça collerait. C’est très différent bien sûr mais ça reste du Idles. L’électronique est mon premier amour. Quand j’étais gamin, j’étais dans la transe. Puis dans la techno et l’électro. Surtout les trucs plus ésotériques. J’aime repousser les frontières et les barrières du son. Je n’ai jamais été fort intéressé par la musique électronique en concert alors que le live me passionne. C’est pour ça que je joue avec six cordes dans un groupe de rock. J’essaie de trouver comment faire un album de Sophie avec des guitares. On n’y est pas encore. Je pense que Car Crash n’arrive pas loin. C’est un work-in-progress. Compliqué mais excitant.
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The Beachland Ballroom est votre slow de fin de soirée, votre hymne soul.
Joe est très branché par la pop et la soul des années 60. Il écoute beaucoup de blues, de doo-wop. Depuis qu’on a lancé ce groupe, il n’a qu’un seul but: écrire son propre Be My Baby. Il nous a présenté ce morceau à la guitare. J’ai tout de suite trouvé que ça avait besoin de piano, d’orgue. On a foncé dans la direction Phil Spector. La vibe wall of sound. Joe se demandait comment il allait chanter. Je lui ai suggéré de penser à un croisement entre les Fleet Foxes et Screamin’ Jay Hawkins. Il l’a écrite dans la cabine et il l’a chantée d’une traite. Certains pensent qu’il y a de l’autotune dessus mais pas du tout. C’est juste Joe qui frappe sa poitrine.
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Quelle est l’histoire du documentaire Don’t Go Gentle?
Je ne l’ai pas vu. Mark Archer, un ami du groupe, l’a réalisé. Il nous a suivis en tournée au moment de la sortie de Joy as an Act of Resistance. Je ne m’intéresse pas des masses à cet aspect-là du groupe. La musique pour moi change. Le sens des paroles aussi. Il y a un dynamisme qui traverse le temps. Un documentaire immortalise une période et je n’aime pas trop retourner à ce genre de trucs. Pour d’autres, c’est génial. J’ai regardé récemment Supersonic. Ça a ravivé ma passion pour Oasis. Ça te permet d’entrer dans le groupe comme tu ne l’aurais jamais imaginé. Mais quand ça parle de toi, c’est autre chose.
L’an dernier, vous avez repris Damaged Goods de Gang of Four…
On a rencontré Andy Gil lors d’un festival en Angleterre et il nous l’a proposé. Gang of Four est une de nos cinq grandes références. Et tout spécialement cette chanson, Damaged Goods. Quand Lee et moi parlons guitare, Gang of Four est toujours dans la conversation. On a voulu approcher la chanson comme si Idles l’avait écrite. Y aller lourd et fort. Andy aimait notre version. On l’a mixée la semaine avant qu’il décède. Ça l’excitait. C’est si triste qu’il ne soit plus avec nous. C’était un être humain incroyable. Un mec brillant, intelligent, intéressé jusqu’au bout. Une grosse influence musicale mais aussi politique. Tu ne t’attends pas à ce qu’un groupe de Leeds sonne comme ça en 1977. Hallucinant. Tu écoutes ça aujourd’hui et tu te dis: mais qui est ce nouveau band new-yorkais hyper cool?
Avant de vivre de la musique, tu étais dentiste. Ça te manque?
Le dernier jour où j’ai bossé comme dentiste, c’était la veille de la sortie de Joy as an Act of Resistance. C’était ma dernière intervention. J’ai retiré une dent de sagesse. J’aimais ce boulot, mais c’était impossible à combiner avec la vie de musicien dans un groupe qui donne autant de concerts. Je travaillais en partie dans des établissements pénitentiaires. Trois prisons de Londres. C’est ce qui me manque le plus. Cette dynamique forcément différente avec tes patients. Ça faisait partie de leur reconstruction. Beaucoup de prisonniers sont toxicomanes. Et beaucoup de toxicomanes ont les dents complètement déglinguées. C’était une expérience unique de pouvoir faire partie de la réhabilitation de ces gens. En même temps, c’était vachement stressant. Nettement plus que de jouer de la guitare, gueuler et agiter les mains en l’air tous les soirs.
Le 26/02 à l’AB (complet).
Distribué par Partisan/Pias. ****(*)
À 10 ans, Joe Talbot implorait sa mère d’arrêter de boire. À 12, quand elle a été victime d’une crise cardiaque, il a lui-même commencé à abuser de substances. Et, quatre ans plus tard, suite à une accident vasculaire cérébral, il est devenu son soignant jusqu’à ce qu’elle décède pendant qu’il fabriquait Brutalism. Le chanteur d’Idles questionne la trajectoire de sa vie et la nature violente du cycle de l’addiction (jusqu’à l’accident de voiture) sur un quatrième album qui évoque Mark Lanegan (MTT 420 RR), tape dans le rap agressif (Car Crash), joue le coup du slow déchirant (The Beachland Ballroom), expérimente avec le son (Progress) et vous en met toujours plein la tronche (The Wheel, The New Sensation, Crawl…). Puissant, malin et bluffant.
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