Festival BRDCST: 3 jours aux confins de la pop la plus aventureuse

Label, Nyege Nyege est aussi un festival, organisé à Jinja, à deux heures et demie de Kampala, aux sources du Nil Blanc. © Sophie Garcia
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Avec son festival BRDCST, l’Ancienne Belgique propose pendant trois jours de fouiner aux confins de la pop la plus aventureuse. Illustration avec le label ougandais Nyege Nyege Tapes.

À quoi ressemblera la musique du futur? L’AB lance les paris, avec une nouvelle édition de son festival BRDCST (lisez Broadcast). Soit trois jours de propositions artistiques parmi les plus excitantes du moment, explosant joyeusement les codes de la pop ( lire plus loin). Parmi les moments forts annoncés, on peut déjà mettre sans souci un billet sur le label/collectif/festival Nyege Nyege (et son pendant plus club, Hakuna Kulala). Basée à Kampala, l’enseigne ougandaise est devenue en quelques années un formidable refuge pour les projets les plus décapants. Avec un penchant affirmé pour les musiques électroniques (notamment). Et la volonté de mettre le focus sur la scène locale (mais pas uniquement).

Le projet a démarré il y a une dizaine d’années, avec des premières soirées underground organisées à Kampala, baptisées Boutiq Electroniq, nées de la rencontre entre Arlen Dilsizian et Derek Debru. Le premier, gréco-arménien, est ethnomusicologue. Le second, belge, a enchaîné études de commerce, sciences politiques et cinéma. Quand on joint ce dernier, via WhatsApp, il est au Cameroun.  » On est venus en repérage pour l’événement qu’on y organisera en décembre, sous le parrainage notamment d’Eko Roosevelt, une légende de la musique locale. » Auparavant, du 8 au 11 septembre, le Nyege Nyege festival retrouvera son site de Jinja, au nord du lac Victoria. Covid oblige, l’événement n’avait pas pu avoir lieu ces dernières années…  » On a dû mordre sur notre chique. Heureusement, on avait notre studio. » Aujourd’hui, Nyege Nyege peut repartir sur les routes, invité à l’AB, mais aussi au Primavera, à Dour, etc. Présentation avec Derek Debru.

Quand vous lancez vos soirées Boutiq Electroniq, à quoi ressemble la vie nocturne de Kampala?

Elle est super active. Par contre, il y a peu d’endroits qui passent des sons un peu « différents ». La plupart des clubs ou des bars jouent surtout de la musique commerciale, de la pop nigériane, du dancehall, du hip-hop US. C’est un peu pour cette raison qu’on a lancé Boutiq Electroniq. Au départ, on projetait des films africains alternatifs, tous les mercredis, à la Kampala Film School, où on enseignait. Après la séance, tout le monde se retrouvait au bar, et les gens qui voulaient pouvaient venir mixer. Petit à petit, certains sont venus jouer leur propre musique. C’étaient des fêtes gratuites, qui brassaient des gens avec des situations économiques très différentes, et situées dans un quartier panafricain, où il y a pas mal de Kényans, de Somaliens, de Congolais, etc.

La formule a tellement de succès que vous lancez un festival, Nyege Nyege, en 2016.

Par un concours de circonstances, on est tombés sur ce site hôtelier abandonné, du côté de Jinja. Le festival a démarré avec 500 personnes. Pendant la saison des pluies, sans sponsoring, et en bossant avec des boîtes de prod pas toujours très « performantes »… Toutes nos économies y sont passées. C’est devenu un peu plus facile quand, vers la troisième et la quatrième édition, on a pu compter sur des gros sponsors télécom.

Quelles sont les principales contraintes quand on organise un festival en Ouganda?

Peut-être le rapport avec les autorités? La police, notamment. Au départ, les militaires encerclaient le site pendant les trois jours. Ils étaient payés, et ça nous offrait un semblant de sécurité. Mais quand l’événement a commencé à prendre de l’ampleur, c’est devenu plus compliqué. Certains ont commencé à se dire qu’il y avait de l’argent à se faire. Tout le monde voulait en être: les militaires, la police, la garde présidentielle, la police secrète… Ce n’est pas non plus toujours évident de trouver les bons partenaires logistiques. Je me souviens que lors de la troisième édition, on nous avait promis 200 tentes pour le camping. Le vendredi, quand les festivaliers ont commencé à arriver, on n’avait toujours rien (rires). Ces difficultés sont réelles, mais elles sont annulées par le degré de liberté dont on bénéficie par ailleurs.

En 2018, le festival a pourtant été menacé d’annulation…

On a eu à faire en effet avec une petite frange de politiciens conservateurs qui nous a accusés d’organiser des orgies, de promouvoir l’homosexualité, et même la zoophilie! Ce qui a quand même pas mal contribué à décrédibiliser le ministre de l’Éthique, qui voulait notre peau. Quand il a annoncé l’annulation du festival, c’est très vite remonté vers la présidence et le Parlement. Finalement, l’événement a pu être maintenu, sous conditions -la présence de 200 policiers en civil. Paradoxalement, c’est aussi cette fois-là que le festival a été désigné comme « événement touristique de l’année ». On donne beaucoup de boulot aux gens sur place. Les hôtels de Jinja font le plein. Ils ne pouvaient pas lâcher ça. L’intérêt économique a primé. Tant mieux pour nous. Et puis, en voulant interdire, le gouvernement s’est aussi rendu compte que ça ne faisait que renforcer les clichés occidentaux sur l’Ouganda.

Cette vision occidentale d’un pays homophobe n’est pas correcte?

Oui et non. C’est vrai que c’est une société assez pudique et réservée: on ne s’embrasse pas dans la rue, on ne se tient pas la main. Mais pour revenir à l’homosexualité, la plupart des gens s’en foutent. Il faut rappeler aussi que ce sont les Anglais qui l’ont rendue illégale pendant la colonisation. Aujourd’hui, ce sont les églises évangélistes américaines, très présentes, qui prêchent dans les villages contre l’homosexualité… Les médias ont beaucoup parlé du Anti Homosexuality Act ( proposition de loi lancée en 2014, dont une première version prévoyait la peine de mort, NDLR). Mais il y a eu aussi une projet pour criminaliser le port de la minijupe… Au final, ces textes n’ont jamais abouti. Pour autant, ce n’est pas facile d’être gay en Ouganda. Ce serait stupide de le nier. À un moment, des journaux ont publié des listes. Et si vous êtes un activiste un peu « vocal », vous êtes souvent obligé de fuir le pays. À Kampala, il n’existe que deux, trois clubs queer, qui sont régulièrement fermés par la police. De notre côté, naturellement, nous nous sentons très proches de la communauté gay. Sans forcément avoir une démarche d’activiste, l’idée est vraiment de créer un espace où les différences sont respectées et « normalisées », où les gens se sentent à l’aise.

Chez certains dirigeants africains, on trouve souvent l’idée que la protection des droits LGBT est une forme de néocolonialisme de l’Europe, qui veut imposer partout ses valeurs. Au-delà de la question gay, comment se positionne Nyege Nyege, en tant que label africain géré par deux Occidentaux blancs?

C’est évidemment une question centrale. On réalise très bien qu’on dispose de certains privilèges, ne serait-ce que pour promouvoir notre travail, notamment auprès d’un public européen. C’est important d’en avoir conscience et de se remettre en question en permanence. Il ne faut pas oublier qu’on sort aussi de 30 ans de « world music »… Aujourd’hui, on est un peu devenu un point de connexion pour les Européens qui veulent venir ici. Avec, parfois, chez certains, encore un manque de respect de l’identité locale. Vous voyez débarquer un jeune producteur anglais de 23 ans qui vient enregistrer pendant toute une après-midi un musicien incroyable, sans jamais prendre même la peine de lui demander son nom. Par la suite, vous n’entendez plus jamais parler de lui, avant de réaliser qu’il a utilisé la musique pour l’un de ses nouveaux morceaux… Presque inévitablement, il y a un rapport de pouvoir qui s’installe. Nos efforts consistent à tenter de le rééquilibrer en faveur des artistes africains. On essaie vraiment de sensibiliser nos groupes à ne pas se laisser instrumentaliser. L’objectif est aussi de créer une économie qui puisse soutenir ces projets, qui soit de plus en plus ancrée en Afrique. Et même dans le sud en général. C’est sans doute la meilleure manière de se détacher des structures postcoloniales.

En ne cédant ni à la musique commerciale ni au « folklore », vos artistes réussissent-ils à trouver une audience locale? Dit plus crûment, le danger n’est-il pas de passer d’abord pour un label pour Blancs?

Il y aura toujours des gens pour critiquer, parfois à raison, parfois à tort. La seule chose que je peux dire, c’est que ça n’a jamais été notre objectif. On sort une musique ultralocale ou produite par des artistes outsiders, qui sont contents de trouver enfin une plateforme pour s’exprimer, en sachant qu’ils ne sont pas coincés non plus chez nous. Un groupe comme Nihiloxica est signé aujourd’hui chez Crammed, par exemple. C’est vrai que, pour prendre l’Ouganda, le paysage musical n’est pas toujours très varié. Quelqu’un comme MC Yallah est active depuis la fin des années 90. Mais ce n’est que récemment, à force de tourner à l’étranger, qu’elle a aussi trouvé une reconnaissance au pays. En Tanzanie, le singeli, par exemple, a longtemps été considéré comme une musique du ghetto. Désormais, les plus grandes stars africaines s’y mettent. Avec le label, on s’attarde aussi sur des idiomes qui ont évolué jusqu’ici de manière parfois très « endogène ». Des musiques de « village », liées à une ethnie en particulier, qui n’arrivent même pas toujours jusqu’à Kampala. Au final, j’ai l’impression qu’on propose moins de la musique pour Blancs que pour des fans de musiques, des geeks qui lisent The Wire et achètent sur Bandcamp ou Boomkat. Ce sont des petites communautés réparties un peu partout dans le monde. Vous pouvez avoir une petite scène noise au Japon, mais qui a une audience supranationale importante. Internet a contribué à relier toutes ces niches.

Mc Yallah, Kampire, etc. On trouve de nombreuses femmes parmi les artistes du label. Hasard ou volonté délibérée d’inclusivité?

Dès le départ, le but était d’être le plus ouvert possible. Il existe des centaines de studios à Kampala, mais malgré ça, une partie de la population n’y a pas vraiment accès. On n’avait pas envie de reproduire ça. Donc oui, on a travaillé à « démystifier » un peu la pratique, en encourageant, en permettant les erreurs, etc. Souvent, les femmes avaient l’impression que ce n’était pas pour elles. Pour nous, c’était important de casser ces barrières.

Nyege Nyege Tapes publie des artistes ougandais, mais aussi tanzaniens, congolais, réunionnais, indonésiens, etc. Il mélange des esthétiques électroniques, noise, jazz, tradi, punk, gqom, singeli, etc. Finalement, comment décrire l’identité du label?

C’est toujours une question compliquée, parce que dès que vous la définissez, vous vous limitez. Très vite, on a sorti par exemple un disque comme Joyride o n Judgment Day, qui est une sorte de soundtrack électronique d’un ami grec. On est souvent catalogué label électronique, mais on ne sort pas vraiment de house ou de techno. On a aussi une forte connexion avec les musiques traditionnelles. Mais on n’a pas envie non plus de passer pour « exotique ». L’idée, en fait, est de ne pas se cantonner, et surtout de continuer à surprendre.

Nyege Nyege
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Du 8 au 10 avril, l’AB programme les musiques les plus innovantes et barrées du moment, avec BRDCST, festival sans voyelle, mais pas sans culot. La preuve en quatre coups de coeur. Accrochez vos ceintures!

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Tirzah
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www.abconcerts.be

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