Nick Cave et les Bad Seeds, en route pour la joie!

Nick Cave et Warren Ellis: une collaboration en miroir. © charlie gray
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Après une trilogie marquée par le deuil, Nick Cave et ses Bad Seeds retrouvent la lumière sur Wild God, nouveau tournant dans l’une des discographies les plus fiévreuses du rock. Explications avec le fidèle lieutenant, Warren Ellis.

Deux minutes avant l’heure convenue, il est déjà là, derrière son écran. Ponctuel, Warren Ellis. Et bosseur. On est à la mi-août, au cœur de l’été. Mais pas question pour le comparse de Nick Cave de faire un break. « Des vacances? Non, ce n’est pas quelque chose pour laquelle je suis très doué. Quand je m’arrête, j’ai vite l’impression de perdre toute validité. Peut-être qu’avec l’âge (il aura 60 ans l’an prochain, NDLR), je vais apprendre à apprécier davantage le concept. Mais pour l’instant, j’aime envisager ma vie autour du travail. »

Quelques jours auparavant, Warren Ellis assistait ainsi à la première australienne du documentaire consacré au refuge pour animaux qu’il a fondé en Indonésie (Ellis Park, dont il a réalisé la bande-son). Début juillet, il sortait également Love Changes Everything, nouvel album des Dirty Three, trio instrumental qui n’avait plus rien publié depuis 2012. S’il prend quelques minutes pour causer à la presse, c’est pour évoquer un autre projet encore: Wild God, le nouveau disque de Nick Cave and The Bad Seeds, à paraître ce vendredi.

Cela fait un moment maintenant qu’Ellis a rejoint l’embarcation du shaman rock australien. Il apparaît pour la première fois en 1995, sur le best-seller Murder Ballads. Depuis, le multi-instrumentiste, violoniste de formation, est devenu l’un des éléments incontournables des Mauvaises Graines. Mieux: le principal lieutenant de Nick Cave, quasiment son alter ego, identifiable à sa longue barbe de druide, mi-Panoramix mi-Moondog (l’artiste underground culte qui, comme lui, a joué dans la rue). Cave et Ellis se sont également retrouvés dans Grinderman, ont réalisé en duo l’album Carnage en 2021, et composé ensemble une multitude de B.O. -cette année encore, celle du biopic d’Amy Winehouse.

Ellis a évidemment été aussi impliqué dans les dernières sorties des Bad Seeds. En particulier la trilogie entamée en 2013, avec Push the Sky Away, et achevée en 2019, avec Ghosteen. Marqué par la perte de deux de ses fils, Nick Cave y dessinait des morceaux de plus en plus sombres et méditatifs. Cinq ans plus tard, Wild God n’oublie rien mais refait le pari d’une musique plus lumineuse…

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Nick Cave vers les lueurs

Récemment, Nick Cave exprimait ses craintes par rapport à l’impact de l’IA, qui « transformerait tout en simple commodité ». Notamment parce qu’elle fait l’impasse sur le « combat artistique », nécessaire pour livrer autre chose que de simples produits à consommer. Dans le cas de la paire Cave/Ellis, la question est alors: en quoi consiste encore l’effort pour des artistes aussi productifs, dont la collaboration semble aussi fluide? Quelle lutte doivent-ils encore mener? « C’est toujours un effort. Mais disons que la principale difficulté est de décider de faire les choses et s’y tenir. Que ce soit bon ou mauvais n’a pas d’importance. Il suffit de faire confiance au processus. Et bosser… Je suis désolé, ce n’est pas une idée très compliquée, ni très originale. Mais c’est comme cette interview: si vous ne vous étiez pas présenté, rien ne se serait passé. En gros, si vous ne faites rien, rien n’arrive. »


En 2023, au premier jour de l’an, Nick Cave a donc sorti une feuille blanche. Et s’est lancé dans l’écriture de nouvelles chansons. Après trois mois, il convoque le groupe -mais aussi le bassiste de Radiohead, Colin Greenwood, avec qui il est parti en tournée. Tout le monde se retrouve au studio Soundtree, à Londres. Les sessions s’enchaînent pour arriver aux morceaux qui constituent aujourd’hui Wild God. Des jours d’enregistrement ont également eu lieu à Miramar, dans le sud de la France. Sans rien donner -« encore une fois, tout processus créatif n’est qu’une suite d’échecs« . Mais en confirmant la direction d’un disque plus exubérant. Certes, ce n’était pas compliqué après les ruminations sépulcrales de Ghosteen. Mais tout de même: on a rarement entendu Nick Cave et les Bad Seeds embrasser avec autant d’allant ce qui ressemble à de la… joie. Warren Ellis: « J’imagine que certains groupes sont heureux de refaire le même disque tout le temps. Et c’est très bien comme ça. Mais ce n’est pas vraiment notre cas. L’album précédent sert toujours de cadre pour fixer ce que l’on ne veut pas faire sur le suivant. »

Warren Ellis – © Colin Greenwood

Accords majeurs

Dans ce cas-ci, fini donc les longues plages introspectives. Sur Wild God, on entend des chœurs extatiques à la Arcade Fire, du vocoder et même du sifflement. « Pour moi, ce disque est comme une grande explosion. Vous savez, les derniers disques, en particulier Skeleton Tree et Ghosteen, étaient très méditatifs. C’étaient des sortes de monologues intérieurs. Aujourd’hui, Nick se trouve à un autre endroit dans sa vie. Il est prêt à développer d’autres choses, d’une autre manière. » Le groupe retrouve ainsi plus de place pour s’exprimer. Aux paysages parfois arides et minimalistes de Ghosteen succèdent des morceaux enlevés, presque euphoriques. Après la furie des premiers disques et la dévastation des derniers, Nick Cave et ses Bad Seeds envisagent une troisième voie: pas forcément plus apaisée, mais plus hospitalière. « C’est toujours plus simple d’imaginer une musique sombre parce qu’elle dégage directement une certaine gravité, une certaine pesanteur. Donc, oui, travailler avec des accords majeurs, ce genre de choses, c’est pour nous un fameux changement. Mais j’imagine que c’était le moment. Quand bien même c’était inconfortable. »
Sur The Red Hand Files, le site web que Nick Cave a lancé pour répondre aux questions de ses fans, il revenait ainsi sur la manière de travailler en studio avec Warren Ellis: « Nous avons ce que nous appelons le « Mur de la Honte ». ça correspond au moment où l’un de nous propose une idée qui, clairement, craint. Et que nous échouons à en faire quelque chose, de manière aussi épique qu’embarrassante. Si nous n’atteignons pas ce Mur de la honte régulièrement, nous ne faisons pas notre boulot correctement, puisque nous n’arrivons pas à dépasser ce qui est confortable. » Son comparse confirme: « C’est ce qui est super dans le fait de travailler avec Nick. Il permet de prendre des risques. Quitte à se casser la figure. Donc vous vous sentez volontiers vulnérable. Vous devenez nerveux, vous commencez à douter. Mais c’est généralement un bon signe. Quand vous êtres trop confiant, c’est là que vous manquez l’excitation et la surprise. Celle que vous voulez transmettre in fine à l’auditeur. »

Vers la lumière

Cinq ans après le très sombre Ghosteen, Nick Cave et les Bad Seeds déposent les armes et retrouvent le chemin vers une certaine légèreté avec un 18e album touché par la grâce.

La scène ne dure que quelques secondes. Elle est visible dans le making of de Wild God, publié sur YouTube. Nick Cave et son fidèle lieutenant Warren Ellis sont en train de répéter des chœurs au micro, quand le second se met à chanter avec une voix de plus en plus criarde. Jusqu’à provoquer l’hilarité du premier. C’est peut-être un détail pour vous. Mais pour celui qui a suivi la trajectoire de Nick Cave ces dernières années, cela veut dire beaucoup.

Wild God arrive cinq ans après Ghosteen. Un disque sépulcral et méditatif, bourré de synthés filandreux. Nick Cave clôturait ainsi le cycle entamé avec Push the Sky Away, en 2013, et Skeleton Tree, en 2016. Une trilogie marquée par le deuil. Celui de son fils Arthur, 15 ans, tombé d’une falaise en 2015 (plus tard, en 2022, Nick Cave perdra un autre de ses enfants, Jethro, mort à 31 ans).

Ces drames nourriront une musique sombre et introspective. Dans le même temps, pourtant, le chanteur s’ouvrira de plus en plus. Par exemple en lançant le site The Red Hand Files, où il répond aux questions de ses fans, des plus anecdotiques aux plus profondes. Ou encore en se lançant dans des tournées, alternant musique et conversation avec le public. Et le crooner punk inquiétant des débuts de se transformer petit à petit en grand sage rock’n’roll bienveillant…

Éloge de la fragilité

Dans un entretien au New York Times, Cave expliquait comment cette mue avait pu lui sauver la vie. Elle concerne désormais aussi sa musique. Avec Wild God, Nick Cave abaisse en effet ses défenses. Dans le morceau d’ouverture, Song of the Lake, il combine vulnérabilité et envolée triomphale. Un vieil homme y chante au bord de l’eau pour retrouver son amour. Avant de réaliser que rien ne le ramènera -“Never mind”, répète-t-il, peu importe… Alors, puisque même l’art ne peut rien, peut-être est-il temps de déposer les armes?

Plus loin, sur l’invocation de Joy, Nick Cave est visité par un “garçon en flamme”, qui lui laisse ce message: “On a tous connu beaucoup trop de tristesse, maintenant c’est le temps pour la joie”. Nick Cave et les Bad Seeds ont souvent cherché l’extase. Mais la joie? Habitué à piocher dans les récits bibliques, il ose même intituler un morceau Conversion. Un titre placé au milieu d’un disque qui commence et se termine dans les eaux (du baptême?) –Song of the Lake et As the Waters Cover the Sea.

Wild est pourtant toujours le God de Nick Cave. D’ailleurs, la mort n’est pas absente du disque. Mais même quand elle apparaît, elle se fait plus douce. À l’image du morceau O Wow O Wow (How Wonderful She Is), hommage à Anita Lane, chanteuse et ex-compagne, disparue en 2021. On y entend du vocoder, un sifflement, et même la voix de l’intéressée. “Do you remember we used to really, really have fun?”, glisse-t-elle, ponctuant son message téléphonique de rires chaleureux.

En quête de légèreté, Nick Cave s’offre ainsi la possibilité d’enfin apaiser ses traumas. Tout en ouvrant un nouveau chapitre dans l’une des discographies les plus intenses du rock.

Nick Cave & The Bad Seeds, Wild God****

Distribué par Pias. En concert les 30 et 31/10, au Sportpaleis d’Anvers.

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