Serge Coosemans

Des chevreuils, la musique du sexe et le Bras Gauche de Bouddha

Serge Coosemans Chroniqueur

SORTIE DE ROUTE | Où un concert rétro-kitsch sert de prétexte à notre chroniqueur à se ficher de la balle des rastas blancs, à étaler sa science des compilations obscures et à imaginer un futur noctambule aux horaires restreints mais à l’ambiance bouillante.

Depuis qu’un ami m’a envoyé ceci, dès que je croise un rastaquouère blanc, je ne peux plus m’empêcher de pouffer. Ce qui tombe mal, ou bien, vu que l’event auquel j’ai décidé de participer ce vendredi soir à l’Espace Senghor (Etterbeek) est curieusement bien pourvu de chevreuils. Je ne m’y attendais pas. À vrai dire, je pensais qu’une soirée Exotica ramènerait principalement toute la clique bruxelloise de pseudo-Bettie Page et de poseurs rockabilly à rouflaquettes. Je débarque sur le coup de 20h40, seul, mes séides habituels ayant tous jugé le foot et les saucisses de barbecue prioritaires à un concert de The Left Arm of Buddah, suivi d’un DJ-set de lounge-music des années 40, 50 et 60. Sur Facebook, le message est bien passé: qui viendrait habillé rétro ou façon Fantasy Island se verrait offrir un cocktail. Résultat des courses: le bar est débordé, littéralement attaqué par des hardes de types à chemises à fleurs, d’un goût général, il faut bien le dire, nettement plus Costa Del Sol 2007 qu’Hawaii 1952. La température ambiante dans la salle, bien pleine, est celle d’un four en mode pré-cuisson et il me faut presque un quart d’heure pour me choper une bière. Cela n’entame en rien ma bonne humeur, d’autant qu’à portée d’oreille, un chevreuil en survêtement Adidas vintage se vante devant un jeune faon de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons depuis qu’il lit la presse et regarde la télévision, chose qu’il n’avait jamais pensé faire avant, par méfiance des corporations. J’étrangle un rire carnassier devant tant de discernement, avant de me laisser fasciner par la coiffure d’un autre rastaquouère blanc. Le mot « serpillère » s’écrit en lettres d’or dans mon esprit et provoque un fou rire solitaire assez bien abominable, surtout que le type se trimballe sous l’ananas capillaire une véritable tronche de Popeye le Marin. La musique du groupe, ainsi que les extraits de vieux films kitsch projetés sur l’écran derrière la scène, avec des crocodiles, des lions et des explorateurs à moustaches compliquées, ne font rien pour me calmer les zygomatiques.

Mini big band accompagné de danseuses exotiques, The Left Arm of Buddah reprend pas mal de vieilles perles obscures de ce répertoire de bastringue que l’on retrouve sur les compilations Las Vegas Grind et Jungle Exotica, rééditées par le label Crypt il y a une vingtaine d’années de cela. Mélange de jazz simplet et de rock and roll primitif, aux rythmes obsédants et aux gimmicks entêtants (faux cris de singes, de cannibales, de bédouins sanguinaires…), le tout saupoudré de grosses allusions scabreuses, c’était à l’origine de la musique jouée par des musiciens sous l’influence d’opiacés puissants pour accompagner des spectacles de strip-tease franchement cochons et faire danser des gens ivres dans les pires bouges de l’Amérique maffieuse des années 50. Du son crade, brut, sexuel, destiné principalement aux drogués, obsédés et autres criminels. Si The Left Arm of Buddah reprend plutôt fidèlement les compositions d’époque, l’ambiance est ici tout à fait différente, nettement plus sage et proprette. C’est un groupe jeune et souriant, accompagné de filles qui donnent des cours de danse, et tous pratiquent cette musique et ce genre de spectacle au second, voire au troisième, degré, en dehors d’activités musicales et sociales plus sérieuses. C’est très bien, très vivifiant, amusant, mais vu que je connais fort bien les disques d’origine (les acheter est le meilleur conseil qu’un critique musical puisse vous donner!), j’en viens évidemment vite à penser que cela manque assez bien de cette sauvagerie originelle, de stupre, tout simplement de premier degré. La bonne humeur, c’est bien. Se sentir mis en présence de quelque chose de vénéneux, c’est mieux. C’est du moins mon avis, celui de quelqu’un qui pense de toutes façons que le second degré en musique reste le chemin le plus court pour s’engluer dans les marais de l’éternelle anecdote.

J’en viens donc un moment à me demander ce que donnerait un groupe qui pratiquerait cette musique avec ce sérieux de pape que l’on croise plutôt dans la dark techno et le métal. Totalement premier degré, donc. Ce serait fantastique, me dis-je, et de fil en aiguille, je m’imagine un avenir noctambule où ce genre de big band redeviendrait à la mode, aussi parce que moins cher et plus inattendu qu’un énième superstar deejay. Et puis, si les soirées dansantes ne durent plus toute la nuit mais juste quelques heures, comme on le craint voir un jour imposé par les autorités, l’orchestre déchaîné jouant ses trois sets de 20h à 2h pourrait aider à considérablement faire passer cette amère pilule législative; boostant considérablement des ambiances sinon irrémédiablement ternies. Je m’emballe, je divague, j’imagine déjà des répertoires mêlant vieux rock and roll de boîte à strip-tease, gros groove funk et reprises techno à vrais instruments comme ont pu le faire les Dirtbombs. Je suis sur un nuage, je m’imagine recourir au crowdsurfing pour financer moi-même ce genre de boîte, blablabla. Et puis, le concert s’arrête et les gens sortent tous fumer des cigarettes. Une magie se brise. Je ne suis plus dans mon Sunset Strip bruxellois de 2020 mais à Etterbeek, au milieu de quadragénaires habillés comme Thomas Magnum et de gauchistes clichetons qui, au fond, ont surtout envie de rentrer chez eux taper sur leur djembé ou écouter les Têtes Raides en fumant la moquette. Me revient alors la phrase la plus drôle tirée du site dégommant les chevreuils: « peut-on tolérer l’intolérable mais ne pas tolérer l’intolérance? » C’est reparti pour une tranche de quasi fou rire solitaire, que j’emballe et emporte cette fois chez moi. Merci à tous.

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