Damon Albarn, l’alchimiste

© Tomas Delsing

À Amsterdam, Damon Albarn dénude en session acoustique intime quelques chansons talentueuses de son Dr Dee élisabéthain, et répond aux questions de l’audience. This charming man…

« Damon, c’est en ré, en ré Damon! » L’organiste à gauche de la superstar vient de répéter pour la troisième fois la même correction. Hilare, Albarn reprend les accords sur sa six cordes et s’explique: « Ecoute, j’ai passé la journée à répondre à des interviews, alors il faut faire preuve d’une certaine clémence. » En guise de conclusion, il décroche son fameux sourire karmique à la Dutronc. Casquette cockney, Doc Martens, blouson mod, le leader de Blur/Gorillaz est d’humeur anglaise. Raccord au thème de son nouvel album, solo signé de son nom, l' »opéra » Dr Dee: unvoyage transversal dans l’Albion de la Renaissance où il exprime d’abord sa fascination pour le mythe britannique. On l’observe, depuis le dernier rang du micro-studio Desmet, 70 sièges, au centre d’Amsterdam, alors qu’il tricote le soundcheck d’un showcase destiné à la VPRO, assis entre l’organiste Mike Smith et un troisième larron qui souffle dans des pipeaux, Bill Lyons.

Autrefois arrogant, Albarn est aujourd’hui le prototype du communicant sur les mécanismes exploratoires de ses musiques qui repoussent les limites du marché pop. Mission sonore (Gorillaz), géographique (Mali Music, l’opéra chinois) et maintenant temporelle avec ce Dr Dee, rétro de quatre siècles et quelques. « Je n’ai pas de master plan, je me laisse aller au hasard des rencontres »,explique-t-il aux chanceux spectateurs, vainqueurs d’un concours: « Le thème du disque n’est pas l’histoire de John Dee -mathématicien, astronome, occultiste, consultant d’Elisabeth 1er- mais plutôt l’expression de l’influence de cette période sur moi. Quand je suis allé le voir chez lui, à Northampton, pour une éventuelle collaboration, Alan Moore (dessinateur-scénariste des Watchmen et V For Vendetta, ndlr), avec ses longs cheveux, me faisait penser à John Dee (rires). Le vrai John Dee croyait que la Reine d’Angleterre était une sorte de déesse de l’Antiquité, j’ai aimé ce côté spirituel, pastoral, mythique, incarné par l’époque. Il s’agit davantage d’un cycle de chansons que d’un opéra à proprement parler, je me sens d’ailleurs sous-éduqué par rapport aux codes du genre. Les musiciens et chanteurs de Dr Dee ont fait preuve de beaucoup de tolérance et de patience avec moi. »

Liens au mystère

Même s’il s’embrouille provisoirement les arpèges, Albarn dirige la manoeuvre du jour. Dégraissé de ses orchestrations et de ses choeurs, Dr Dee fonctionne parfaitement. Le trio aligne quatre chansons extraites du disque et jamais Damon Albarn n’a semblé aussi proche des deux étoiles filantes anglaises, Syd Barrett et Nick Drake. Du premier, il convoie une irrévérence naturelle, un grain acide collé au plexus de la musique et des textes qui traitent, ici en particulier, du sens des rituels et de l’Histoire. Avec Drake, Albarn partage une forme de vulnérabilité vocale et des ballades dépouillées d’à peu près tout, à l’exception d’une mélodie marquante et de guitare acoustique magique.

Les quatre titres du jour, Apple Carts, O Spirit, Animate Us, The Moon Exalted et Cathedrals,montrent à quel point il est inspiré dans la retenue. Et que celle-ci n’est jamais exempte de lyrisme, confirmant que dans Blur, Damon est bien l’alchimiste des refrains entêtants, Coxon mathématisant les rythmiques tordues. « Blur? Hier matin, j’étais en studio avec Graham… Non, on ne sait pas très bien ce que l’on va en faire. C’est comme la participation à la cérémonie finale des Jeux Olympiques: on aimerait écrire une nouvelle chanson qui dépassera celles qui existent depuis 20 ans. » Nouveau sourire de gamin trop gâté: ce type qui n’est pas croyant a été fasciné par la rhétorique de John Dee, un homme qui « imaginait un monde qui ne pouvait être totalement physique! En tant que musicien, on ne peut que ressentir une affinité avec cela. » Sans être plus versé dans l’occultisme -Dee le pratiquait- que dans la religion, Albarn trouve au coeur de la période élisabéthaine des parallèles avec l’Angleterre de 2012, les réminiscences du pouvoir, les liens au mystère.

Musicalement, le projet passe, une nouvelle fois, par Tony Allen, batteur devenu fameux pour sa collaboration avec Fela entre 1968 et 1979. A 72 ans, Allen vient de signer un nouveau disque, d’obédience afrobeat, avec Albarn et Flea (Rocket Juice & The Moon), plus rugueux que l’opération de 2007, The Good, The Bad And The Queen. « Je prends toutes les occasions pour jouer avec Tony »,déclare Albarn, admiratif. « J’ai pu un jour mesurer à quel point il était un rythmicien extraordinaire en supprimant le clic (1) après quelques mesures et en le remettant un bout de temps plus tard: Allen n’avait pas dévié d’un pouce. Tony n’avait pas de grande opinion sur l’Angleterre élisabéthaine (sourire) mais, en parlant des rituels, il s’est souvenu que, gamin, sa grand-mère ghanéenne lui demandait de quitter la pièce lorsque certains rythmes étaient joués, simplement parce qu’ils n’étaient pas destinés aux enfants! L’idée de « magie » est difficile à représenter, on ne peut pas vendre de la transe, mais clairement Tony amène quelque chose de particulier. Pour Dr Dee, il est d’ailleurs plus présent sur scène que sur le disque. » Après un premier pas de course l’an dernier à Manchester, la transposition scénique est pour dans quelques semaines à Londres mais il n’est pas impossible que Dr Dee parte en voyage: « J’aimerais même le faire en français »,déclare Damon, un peu fatigué.  » Je suis allé dormir trop tard alors que je devais me lever très tôt ce matin, donc je me paie une journée épouvantable (rires). Je devrais connaître ce genre de choses, j’ai 44 ans. » Et déjà un parcours protéiforme que n’aurait pas dédaigné un homme de la Renaissance.

Philippe Cornet, à Amsterdam

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(1) métronome utilisé en studio pour que le batteur, en particulier, reste fidèle au tempo.

Dr Dee,du 25 juin au 7 juillet à l’English National Opera de Londres, www.eno.org

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