Serge Coosemans

Crash Test S03E39: Milo Yiannopoulos, Jordan B. Peterson et Ted Nugent : humains, après tout

Serge Coosemans Chroniqueur

Podcasteur américain écouté par deux fois plus de monde que la Belgique compte d’habitants, Joe Rogan est peut-être bien en train de sauver l’humanité en faisant passer les supposés monstres de droite pour ce qu’ils sont réellement : des humains, après tout. Au-delà des cases et des caricatures, voici le Crash-Test S03E39.

Joe Rogan a peut-être raison : le format classique du talk-show radiophonique et télévisé serait une chose agonisante. Le public invité à applaudir les punchlines par des chauffeurs de salle, l’attention à tout bien compacter pour ne pas dépasser un certain timing dans les questions et, surtout, dans les réponses… Tout cela pourrait être en train de mourir. Du moins Joe Rogan le pense et Joe Rogan a un argument-massue en sa faveur : The Joe Rogan Experience, son podcast presque quotidien, rencontre une audience dingue : selon les sources, quinze à trente millions de personnes. Or, il n’y a dans ce talk-show ni fioritures, ni artifices. Joe Rogan reçoit son invité en studio et ils discutent librement, sans coupure, généralement pour deux ou trois heures d’affilée. Ce n’est pas toujours de très haute voltige mais un large public serait donc demandeur. Chez Joe Rogan, il y a en effet souvent des conversations qui patinent et qui s’enlisent et on ne compte plus les invités plus que douteux : chercheurs débilosses en pseudo-sciences, figures de l’alt-right, comiques pas drôles, Ted Nugent. Tout comme DJ Kwak et moi-même du temps du Focus Brolcast, Joe Rogan ne prépare pas non plus toujours fort bien ses interviews et laisse donc souvent filer des grosses conneries sur les extraterrestres dans l’Egypte Ancienne (pas grave) et sur l’Islam (plus grave). Il y a toutefois quelque-chose de séduisant dans cet hors-fomat ; quelque-chose d’intéressant aussi dans le fait qu’un large public, que les experts pensaient pourtant incapable d’attention sur la durée, s’embarque dans des podcasts aussi longs qu’un audiobook. Personnellement, je pense surtout qu’il y a là quelque-chose de profondément moral et nécessaire, bien davantage que bêtement politique.

Comme on peut accuser Laurent Ruquier d’avoir propulsé Eric Zemmour dans la stratosphère, on reproche en effet souvent à Joe Rogan de faire le jeu de l’alt-right. Des personnalités de droite comme Gavin Mc Innes, Sam Harris, Ben Shapiro et Jordan B. Peterson apparaissent régulièrement dans ses podcasts. Son côté « idiot utile » de la droite est incontestable, tout comme il est incontestable que ces longues discussions avec des croquemitaines politiques ont tendance à les dé-démoniser. Je me permets quelques exemples perso : chez Joe Rogan, j’ai trouvé Milo Yiannopoulos plutôt sympa et complètement inconséquent, plus proche d’un Brüno, le personnage de Sacha Baron Cohen, que d’un futur Hitler. Ted Nugent m’a semblé à peine plus taré que les vieux types qui vous payent des shots de téquila à 3 heures du matin dans les bars de la Costa Del Sol, autrement dit « gérable ». J’ai aussi bien ri de Jordan B. Peterson, le psychologue canadien que la gauche a tendance à considérer comme une véritable bombe thermonucléaire intellectuelle alors que ce qu’il raconte a pourtant juste l’air de mixer à la sauce académique les tirades de Fight Club de la prostate à Joe à la vieille étude classique sur les mythes et les archétypes de Joseph Campbell.

Autrement dit, toutes ces figures ailleurs souvent présentées soit comme des messies de la Vérité, soit comme des épouvantails nazis, regagnent chez Joe Rogan une allure simplement humaine. C’est ce que je trouve très moral, drôlement plus moral que politique, en tous cas.

En réalité libertarien et progressiste, Rogan dit inviter ces épouvantails parce qu’il estime que si on veut se tirer du pétrin actuel, on a tous ensemble intérêt à se recauser et à s’écouter. C’est un peu simplet mais pas si con. L’époque exige des « gentils » et des « méchants », des « islamo-gauchistes » et des « nazis », des « porcs privilégiés » et des « soeurs opprimées ». Tenter d’apporter de la nuance à cette vision simpliste, qui est aussi la recette de pré-cuisson d’une bonne guerre, ce n’est pas faire le jeu des uns ou des autres. C’est justement tenter d’aller au-delà des caricatures et des simplismes pour trouver un terrain d’entente et donc éviter la dite bonne guerre.

Le podcast de Joe Rogan est u0026#xE0; prescrire. Le gros joint n’u0026#xE9;tant toujours pas tout u0026#xE0; fait lu0026#xE9;gal en Belgique, il n’y a pas plus excellente alternative recommandable pour s’ouvrir l’esprit et se relaxer les neurones.

Ce qui est très différent de Laurent Ruquier, animateur de cirque cynique, propagateur de pures bêtises et cuisinier planplan de grosse soupe culturelle. Un gars, un concept, en fait drôlement plus néfastes que Cyril Hanouna, puisque plus sournois et plus politiques. Sans Ruquier, pas de Zemmour et sans Zemmour, peut-être moins de sarkozysme, moins de lepénisme. Mais qui est le plus responsable de la force de frappe de Zemmour ? Ruquier ou les formats dans lesquels Zemmour a opéré ? Il y était à l’aise pour déblatérer ses couillonnades des années durant mais aurait-il été aussi à l’aise chez Joe Rogan, le temps d’un podcast en roue libre de trois heures où, en plus de débiter ses idioties habituelles sur le déclin des valeurs occidentales et la décadence intellectuelle induite par le hip-hop, il aurait aussi causé du régime paléolithique, d’extraterrestres chez les Incas et de cannabis légal ? Peut-être que oui, peut-être que non. Ce qui est sûr, par contre, c’est que Zemmour y aurait vu son image de Terminator réac atténuée. Il serait apparu plus humain. Cool sur des points, pas cool du tout sur d’autres. Peut-être juste triste et stupide, peut-être dangereux ? Peut-être même nuancé, qui sait ? Différent, moins monochrome et moins efficace, en tous cas, que le Zemmour qui s’exprime au travers de formats qu’il maîtrise et qui génèrent des images publiques aussi tronquées que pratiques.

D’où la question-piège : pourquoi ré-humaniser les croquemitaines médiatiques ? Eric Zemmour et Théo Francken pour la gauche, Alexis Deswaef et Raoul Hedebouw pour la droite, sont bien pratiques dans leurs rôles de repoussoirs absolus. Qui a véritablement intérêt à imposer là-dedans de la nuance ? L’époque peut-elle d’ailleurs dépasser son habitude à enfermer les figures médiatiques dans des cases simplistes ? Imaginez Théo Francken dans un podcast similaire à celui de Joe Rogan où l’on apprendrait qu’il a un plan crac boum hue pour dépolluer les océans et sauve durant ses temps libres les clébards abandonnés sur les autoroutes ? A coup sûr, l’animateur de podcast serait accusé d’humaniser Francken. Je le sais parce que je travaille pour Wilfried, le mook politique, et qu’on a déjà eu des lecteurs qui nous ont reproché de laisser s’exprimer des membres de la N-VA sans les critiquer, ce qui nous rendrait coupables de les présenter de façon sympatoche.

Autrement dit, une large partie du public est non seulement demandeuse mais aussi complice de ces formatages décriés. What you want is what you get. C’est d’ailleurs pourquoi je ne pense pas que ces formats soient mourants ; d’autant moins que beaucoup de soi-disant alternatives s’en inspirent toujours. Le hors-format et le long cours ne restent pour l’instant qu’une affaire de niche, peut-être de très grande niche, mais de niche. Peut-être que je me trompe et que l’on va vraiment vers moins de cirque et plus de distance, plus de relativisme, moins de surchauffe. Ce serait bien, ça devient même vachement urgent. Et The Joe Rogan Experience va dans ce sens. Il y a quelque-chose de franchement sain à y écouter des gens avec lesquels on n’est pas du tout d’accord. Il y a quelque-chose de drôlement relaxant à écouter parler pendant trois heures une personnalité maladroite pourtant présentée comme un implacable monstre par la propagande twittosse de son propre bord politique. Il y a quelque-chose de franchement thérapeutique à sortir de sa bulle médiatique anxiogène, à prendre le temps de peser les choses et de là, de se mettre à relativiser les capacités de nuisance ainsi que l’inhumanité réputée des uns et des autres. Rien que pour ça, le podcast de Joe Rogan est à prescrire. Le gros joint n’étant toujours pas tout à fait légal en Belgique, il n’y a pas plus excellente alternative recommandable pour s’ouvrir l’esprit et se relaxer les neurones.

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