Clara Luciani, à coeur ouvert
Sur son second album, Clara Luciani réussit le pari d’une chanson populaire et élégante, dansant fiévreusement sous les cordes disco. Rencontre.
Clara Luciani a eu chaud. Au début, comme tout le monde, elle a imaginé que la tempête ne serait que passagère, qu’en se serrant les coudes, on passerait rapidement à autre chose. Et puis non. Le virus s’est installé. Les distances ont été maintenues, et les mesures qui devaient « sauver l’été » prolongées, voire étendues, de vague en vague. Alors, plusieurs fois, la chanteuse a imaginé le pire: et si tout cela -le succès, la reconnaissance, la possibilité de vivre enfin de sa passion- n’avait été qu’une flammèche, rapidement éteinte par le confinement? Et si, la pandémie passée, les salles rouvertes, le public était passé tout simplement à autre chose? Et si on l’avait oubliée? Comme pour déjouer le sort, elle en a fait une chanson: « J’espère que vous aurez aimé mon petit numéro/Au revoir, je disparais en héros de mon propre show/Tant que les spots sont encore chauds. »
Le morceau s’intitule Au revoir. Il clôture le nouvel album, son deuxième. Baptisé Coeur, il sort cette semaine, trois ans après le carton de Sainte-Victoire. « Cette chanson, je l’ai écrite parce que j’ai eu vraiment peur de ne plus pouvoir remonter sur scène. Ce moment qu’on a tous vécu a été super dur. En tant qu’artiste, j’ai eu l’impression de me retrouver dépossédée de ma fonction. Sans compter la crainte que les gens soient passés en effet à autre chose. » Alors, maintenant que le ciel commence à s’éclaircir, Clara Luciani trace. Ces dernières semaines, elle a enfilé les interviews, telle une tenniswoman enchaînant les coups droits à l’entraînement. Omniprésente en télé ou à la radio, elle a même fait le déplacement jusqu’à Bruxelles pour une première journée promo belge. Si la musicienne charbonne autant, ce n’est pas seulement pour rattraper le temps « perdu » de la pandémie. C’est aussi parce qu’elle sait que la musique est un monde capricieux et volatile. Il a fallu par exemple de longs mois avant que son premier album ne décolle véritablement. À l’opposé des succès flash, Sainte-Victoire a vu son audience grandir lentement. Mais sûrement. Au final, la reconnaissance sera publique, médiatique et professionnelle -avec à la clé, une Victoire de la musique de la Révélation scène en 2019, et celle de l’Artiste féminine un an plus tard.
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Emblématique, le principal single de l’album, La Grenade, a mis lui-même du temps à décoller -lancé en décembre 2017, il n’atteindra le top 10 des ventes françaises qu’un an plus tard. Avec ses paroles offensives- « Hé toi/Qu’est-ce que tu regardes?/T’as jamais vu une femme qui se bat?« -, il finira même par être repris comme slogan lors des manifs contre les violences faites aux femmes. « J’en reste très fière. C’est ce qu’on peut espérer de mieux quand on écrit une chanson, qu’elle cesse de nous appartenir. Que les gens se l’approprient et qu’ils projettent un peu tout ce qu’ils veulent -même si ce n’est pas forcément ce que l’on y avait mis. Mais c’est aussi un peu vertigineux. J’ai pu avoir parfois l’impression que ce n’était plus ma chanson. »
Dancing queen
La Grenade fut son laisser-passer vers le grand public. Mais c’est aussi devenu au fil du temps son (autre) grande crainte: qu’elle n’écrase ses autres chansons, et la condamne à n’être la chanteuse que d’un tube. « C’est ma hantise. Si je peux espérer une seule chose du nouveau disque, c’est qu’un de ses morceaux prenne la même ampleur. J’ai vraiment envie que les gens écoutent et soient curieux du reste. »
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Le Reste, c’est précisément le titre du premier single de Coeur. Avec son refrain imparable, il a tout pour devenir l’un des cartons de l’été. Il en a les couleurs -à l’image du clip-carte postale tourné à Sanary-sur-Mer, pas loin de Marseille et de Septèmes-les-Vallons où a grandi la jeune femme (1992). Il en a l’insouciance aussi, la vidéo ne cachant pas ses influences de comédie musicale à la Jacques Demy. Il résume bien aussi l’esprit et le son de Coeur. Si Sainte-Victoire était un récit de survie, sublimant l’amour déçu à coups de chansons fébriles (Dors, Les Fleurs, Monstre d’amour, etc.), son successeur se fait volontiers plus léger. Les mélodies aiment toujours flirter avec les hauteurs variétés seventies, mais en leur donnant cette fois un côté plus dansant, façon disco-French Touch, traçant un pont improbable entre Françoise Hardy et Blondie, Michel Berger et Cassius. Sur ce fil ténu, Clara Luciani se balade, mélangeant basses slapées, riff funky et cordes voluptueuses. Et ça lui va bien. « On était confinés, on ne pouvait pas se voir. À un moment donné, je me suis dit, « Ok, le prochain album devra être une fête »! » Ce parti pris se retrouve d’ailleurs dans le générique de Coeur. Entièrement composé et écrit par elle, il a été réalisé en compagnie du fidèle SAGE (Ambroise Willaume dans le civil). Mais aussi, pour trois quarts des titres, avec Breakbot, alias Thibaut Berland, pote de Justice et taulier du label électro Ed Banger.
Si la forme a évolué, le fond, lui, reste identique. La question de l’amour y est toujours aussi centrale, et vitale. Mais, aux tourments romantiques et insulaires de Sainte-Victoire, Coeur donne un écho plus léger, presque badin. « C’est comme si je me regardais de l’autre côté de la rive, d’un air un peu moqueur (rires). » Même si l’album s’ouvre avec le morceau-titre, dénonçant, cette fois délibérément, les violences conjugales, ailleurs sur le disque, l’amour n’est plus forcément une torture. Sur Amour toujours, par exemple, Clara Luciani constate que si le couple consiste à ne faire plus qu’un, reste encore à savoir… lequel. « Je me moque un peu des clichés romantiques. J’imagine un tatouage dans une typo de marin (sic) , proclamant « Amour toujours », mais précisant tout de même en plus petit « mais pas longtemps » (rires) . Disons qu’il y a un peu plus de recul sur cet album. » Sur Le Reste, elle se glisse pour une fois dans la peau de celle qui s’en va, tandis qu’elle joue à la midinette sur Le Chanteur -« Quelle grossière erreur/Tomber amoureuse du chanteur« -, aveuglée par les yeux de la passion sur Tout le monde (sauf toi).
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Une femme de son époque
Le sentiment est précieux. Il guide chaque morceau. Alors que les relations intimes se sont transformées en champ de bataille politique, Clara Luciani raconte encore des love story classiques. Telle une Madame Bovary, elle fantasme et rêvasse, s’évadant dans la musique, allongée sur le lit (« Une chanson triste pourrait m’être fatale/Me posséder par le coeur et la peau/Je t’écouterai à l’horizontale/En fixant le blanc parfait des rideaux« , sur Sad & Slow avec Julien Doré). Loin de l’amour moderne qui se vit sur les réseaux, elle sait bien que « plus personne ne s’écrit de lettres« , mais guette quand même « à la fenêtre/Voir si le facteur s’arrête » (Bandit). Déphasée, Clara Luciani? À côté des codes? Déjà sur Sainte-Victoire, elle chantait ne pas « avoir l’étoffe, pas les épaules pour être une femme de mon époque« . « Oui, je sais que je ne m’inscris pas absolument dans l’air du temps. J’ai un truc un peu décalé et bizarre. Là, par exemple, je sors un disque où il n’y a quasi pas d’électronique, qui a été fait comme dans les années 70. »
Avec ses longs cheveux et sa frange sixties, elle détone en effet. Elle passe volontiers pour la jeune fille un peu sage, un peu rétro chic -comme quand elle reprend le Summer Wine de Nancy Sinatra, avec Alex Kapranos (Franz Ferdinand) dans le rôle de Lee Hazlewood. De cette image, Clara Luciani en est bien consciente. Elle la cultive forcément un peu. Mais sans pour autant vouloir s’y résumer. Sur Le Reste, elle tente par exemple: « Je ne peux pas oublier ton cul et le grain de beauté perdu« . « Des gens ont été choqués que j’utilise ce mot, « cul ». Tant mieux. À vrai dire, je me doutais que cela allait être comme ça. J’en avais même discuté avec des amis qui me donnaient plein d’exemples de chansons où les hommes disent le même mot très facilement, sans que cela ne paraisse plus vulgaire que ça. J’ai l’impression que dans la bouche d’une chanteuse, cela passe toujours un peu moins bien. Quand j’ai envoyé la chanson à mon père, il m’a dit « c’est quand même bizarre, ce mot. Dans ta bouche, c’est pas très joli. » Mais il n’a pas à l’être! Donc avec mon esprit de contradiction, je l’ai laissé. Cela me permettait de faire un peu un pas de côté, et d’aller là où on ne m’attendait pas, par rapport à cette image très lisse, la « fille qui aime lire », « qui adore le terme juste », etc. Bon, après, on parle d’un mot de trois lettres, qui n’est pas non plus central dans la chanson. Mais c’est vrai que je ne l’aurais peut-être pas mis sur le premier album. »
Carnet de bal
Ces libertés, elle se les est permises grâce au carton de Sainte-Victoire, double platine en France. « J’ai du mal à employer le mot « succès », mais en tout cas l’enthousiasme du public autour de ce disque-là a changé en effet ma vie. » Il a pu rassurer et calmer les anxiétés de celle qui était moquée en classe, parce que trop grande, la voix trop grave. Dans la foulée, il l’a aussi amenée à côtoyer des cercles auxquels elle n’était pas forcément habituée. « Je viens d’un milieu très simple, à l’opposé de ce que j’ai pu vivre ces dernières années: se retrouver invitée à un défilé de mode, des cocktails, des mondanités, etc. D’où l’impression d’être parfois tiraillée entre deux mondes, de ne plus savoir auquel j’appartiens. Ce qui n’est pas toujours très confortable. Par contre, c’est stimulant. Je crois de toute façon que je n’aime pas quand c’est trop simple (rires). »
De fait, la jeune femme n’a jamais voulu trancher, reprenant aussi bien Dalida que Lana Del Rey, trônant en couverture de Télérama tout en allant chanter sur le plateau de Cyril Hanouna. On la soupçonne même d’avoir délibérément fui l’étiquette branchée rive gauche qui lui pendait au nez à ses débuts. « Oh oui, je n’ai vraiment pas envie d’être coincée là-dedans. J’ai peur du parisianisme, cela ne m’a jamais fait trop rêver. On y trouve plein de gens qui ne s’autorisent pas à faire de la pop ou des mélodies efficaces, et qui essaient très fort d’être intello (rires) . Moi, mon pari, peut-être plus que jamais avec ce disque, c’est de faire à la fois dans le populaire et l’élégant, de toucher un maximum de gens tout en gardant mes aspérités. À l’heure actuelle, c’est mon plus grand désir. »
Avec Coeur, l’idée est donc de rassembler tout le monde autour de la piste de danse. Sur Respire, elle chante, hors d’haleine: « Il faut qu’ça bouge/Il faut que ça tremble/Il faut que ça transpire encore/Dans le bordel des bars le soir. » « Chaque fois que j’allais en studio, je dansais et sautais partout! (rires) J’aime l’idée d’une musique « entraînante », dans le sens où elle fait bouger, mais aussi où elle peut rassembler et fédérer les énergies. C’est ce dont j’avais envie pour ce disque, en particulier après ce qu’on a traversé. Quelque part, c’était presque comme un devoir. »
C’était aussi un risque, un pari audacieux. Il est largement relevé. Notamment parce que Clara Luciani connaît ses classiques et sait bien que la meilleure musique pour danser n’est jamais une pure échappatoire. Derrière l’euphorie, il y a même souvent une tristesse. « Mes parents adorent les Rita Mitsouko. Quand j’étais petite, on dansait beaucoup sur Le Petit Train, par exemple. Un jour, ma mère m’a expliqué le sens du morceau (le train en question, étant celui qui amenait les Juifs à Auschwitz, NDLR). Je n’en revenais pas: comment peut-on imaginer une chanson aussi sautillante, avec un sujet aussi grave? C’est improbable. Et pourtant ça marche! J’aime l’idée de proposer des choses en apparence légères, mais qui cachent des messages plus profonds. »
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Tout en bougeant les lignes, Luciani reste ainsi fidèle à son écriture. Elle est toujours aussi autobiographique, assure-t-elle. « Suis-je seulement celle/Celle dont j’ai l’air?« , se demandait-elle par exemple déjà sur le single Nue (présent sur la première réédition de Sainte-Victoire). La réponse, elle l’a trouvée sur la piste du club. Où la boule à facettes est un miroir démultipliant, dans lequel Clara Luciani peut se voir « en pleureuse italienne/Ou en bon petit soldat« . Ou encore mieux, telle qu’elle est, tourments et doutes compris. Sous son sein, la tornade…
Clara Luciani, Coeur, distribué par Romance Musique. ****
En concert le 08/11 au Cirque Royal (Bruxelles) et le 09/03/2022 à Forest National.
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