Serge Coosemans

Cafés branchés, cafés populaires: qui a peur de la grande mixité sociale?

Serge Coosemans Chroniqueur

Inter-Environnement Bruxelles a dernièrement sorti un dossier très intéressant dénonçant la gentryfication de certains quartiers bruxellois via l’implantation de bars branchés agissant comme autant d’aimants à bobos. Serge Coosemans y a trouvé un peu à redire. Sortie de route, S03E06.

Via sa revue Bruxelles en Mouvement, Inter-Environnement Bruxelles, sous la direction de Gwenaël Brees, fait en ce moment pas mal de bruit dans le monde de la nuit avec son dossier titré Service au Bar. À la fois journalistique et sociologique, ce bien nécessaire pavé dans la mare entend remettre en cause l’idée défendue par beaucoup de médias et de représentants des pouvoirs publics selon laquelle dès qu’implantés dans les quartiers populaires, les commerces « branchés » (des bistrots, le plus souvent), favorisent la « mixité sociale ». C’est, à raison, pour l’IEB, un mythe à déconstruire et son dynamitage en règle dénonce notamment le storytelling simplet qui transforme trop souvent l’entrepreneur Frédéric Nicolay en véritable héros citoyen. Sont également mis en lumière les quelques chipotages politiques qui permettent l’achat et la rénovation de bâtiments délabrés pour les transformer en véritables aimants à bobos. Bref, ça tacle pas mal la gentryfication, ses questions légitimes, ses limites décriées et son darwinisme social assez infâme. En cela, Service au Bar est un travail admirable et à priori irréprochable, à faire connaître au plus grand nombre afin de générer un vrai débat sur l’avenir de certains quartiers et de ne pas se laisser confisquer ces dossiers qui nous concernent tous par les habituelles mains institutionnelles (Ville de Bruxelles, Atrium, etc…) ou spéculatives.

Dénoncer le détournement du concept de « mixité sociale » pour promouvoir des débits de boissons réservés aux classes supérieures ou palper des aides publiques est une entreprise à la Robin Hood absolument nécessaire. J’applaudis. Par contre, là où le dossier Service au Bar me fait davantage hausser les sourcils et même ricaner, c’est quand ses journalistes et ses sociologues semblent sinon vouloir accabler les « bars branchés » de tous les maux possibles et imaginables, du moins considérablement se faire l’écho des clichés critiques les plus rabattus à leur sujet. Peut-on sérieusement opposer des cafés branchés qui se ressembleraient tous et seraient « froids et impersonnels » à des bistrots plus populaires quant à eux quasi systématiquement dépeints comme conviviaux et familiaux? Je ne le pense pas. Ceux qui hurlent à l’uniformisation du décor et des ambiances de bistrots comme relevant d’un phénomène contemporain manquent même selon moi singulièrement de recul. Après tout, rien ne ressemble plus à une auberge espagnole du XVIe siècle qu’une autre auberge espagnole du XVIe siècle. Fin 2013, Frédéric Nicolay, ses collaborateurs et ses copieurs privilégient certes un style un peu trop systématique, mais en quoi est-ce si différent de la prolifération des tavernes Belle Époque au siècle dernier ou, durant les années 80, de ces bars éclairés au néon avec des tabourets à ressorts installés devant un zinc warholien?

Opposer l’ambiance et les décors d’un café branché à celui d’un café populaire, c’est nier que tous deux suivent (ou refusent de le faire) des modes, d’ailleurs le plus souvent implémentées par les équipementiers de l’horeca. Ces gens qui regrettent et défendent trop ouvertement les cafés « populaires » me semblent dès lors surtout verser dans la nostalgie du lambris bruni à la clope, d’Adamo sur le jukebox, du poster de Jean-Marie Pfaff sur le mur; bref, de tout ce délire rétro-kitsch à la Marco Lamensch. Or, le café populaire qui ouvre en 2013, à Laeken ou à Evere par exemple, n’a rien à voir avec ça. Il est le plus souvent éclairé aux guirlandes lumineuses de bordel et aux néons mauves, avec des écrans géants branchés sur MTV Multivision-Albanie, des bornes d’arcade réglées à volume guantanamoesque et des banquettes en skaï rincées à la boisson énergisante. Question logique: cela ne relève-t-il dès lors pas autant du clivage social excluant une certaine clientèle que le tarif un poil volé de l’expresso au Café Belga?

Autre question: est-ce au fond vraiment le rôle d’un établissement horeca que d’apporter ou de préserver la « mixité sociale »? Au contraire, je pense que le clivage est l’essence même d’un hôtel, d’un restaurant et d’un bistrot. Branchés ou populaires, ces lieux sont définis par une clientèle souvent homogène, qui participe à leur réputation, en fabrique une large partie de l’identité. Plus concrètement encore, le business-plan d’un établissement exige de définir un public-cible, sans quoi le financement peut s’avérer compliqué. Certes, que cela soit à Bruxelles ou ailleurs, hier ou aujourd’hui, des endroits qui mixent richards et crevards existent ou ont existé mais ils tiennent ou tenaient le plus souvent de l’alchimie étrange et spontanée que du calcul commercial et de la volonté politique. La nuit dans l’horeca, les classes sociales se retrouvent et se mélangent autour de phénomènes culturels (le rock, le punk, la house…), de transgressions (la drogue, le sexe…) ou de personnalités hors-normes (le patron fort en gueule d’un bistrot folklo…). Je ne pense pas que l’on puisse créer cela artificiellement, au nom de la préservation de la mixité sociale. Je ne pense même pas qu’il soit enviable de créer cela artificiellement parce qu’un établissement horeca qui mêlerait gamins, vieillards, poivrots, branchés, allochtones, touristes, Flamands, riches et pauvres, on a déjà ça dans les cafétérias des parcs d’attractions, de terrains de foot et dans les fast-foods. Or, qui a vraiment envie de fréquenter un bistrot qui ressemblerait à une buvette de zoo?

En revanche, un certain entre-soi est souvent recherché dans le choix du débit de boisson. Une envie de communion autour de concepts, d’ambiances et même de valeurs communes. Un désir de se réunir autour de ce qui rassemble et, de facto, distingue d’autres communautés culturelles. C’est essentiel et c’est bien pourquoi je pense que si la mixité sociale est un problème urbain fondamental, je ne crois pas un seul instant, sauf cas quasi miraculeux, qu’elle puisse être symbolisée et analysée dans les bistrots; ceux-ci restant des endroits où les gens ne subissent pas les clivages mais au contraire, les recherchent. Il relève donc sans doute de l’utopie de vouloir modifier cette logique. Ce n’est en soit absolument pas critiquable, même si un peu gnangnan. En revanche, penser combattre l’élitisme branché en lui préférant une soi-disant authenticité populaire m’apparaît complètement vain et tartignolle. On combat le branché en le ringardisant, pas en lui opposant un élitisme décalé tout aussi prétentieux. N’oublions pas non plus qu’en 2089, ce sont justement les cafés de Frédéric Nicolay qui paraîtront poétiques, populaires et authentiques aux yeux des refuzniks d’alors. Qui se plaindront sans doute des services au distributeur, regrettant celui au bar de leurs ancêtres.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content