Critique | Musique

Bruce Springsteen, à Werchter: le Boss ne capitule toujours pas

4,5 / 5
Bruce Springsteen, à Werchter BELGA PHOTO JENS THEYS
4,5 / 5

Concert - Bruce Springsteen

Date - 02/07/2024

Salle - Werchter

Critique - L.H.

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Un an après leur dernière visite, Bruce Springsteen et son E Street Band ont de nouveau enflammé la plaine de Werchter. Compte-rendu d’un concert épique.

Il est 20h03, sur la plaine de Werchter. A l’avant-veille du 4-Juillet, le drapeau américain flotte sur le côté droit de l’immense scène : Bruce Springsteen is in the building. Un par un, ses musiciens du E Street Band rejoignent leur place. Jusqu’à l’arrivée du patron, qui – one, two, three, four ! -attaque Lonesome Day, bille en tête. C’est parti pour trois heures d’un concert-épopée, dense et vibrant, enfilant une trentaine de morceaux en tout.

A bientôt 75 piges (en septembre), celui qui va avoir droit à son biopic (Deliver Me From Nowhere, autour de la conception de l’album Nebraska, et dans lequel il sera incarné par Jeremy Allen de la série The Bear) ne lâche toujours rien. Déjà présent l’an dernier, au même endroit, pour sa première tournée mondiale en 7 ans, il avait décidé au bout de celle-ci de remettre une pièce dans le compteur. En devant cette fois composer malgré tout avec des pépins de santé. Un ulcère à traiter d’abord, puis, plus récemment, des problèmes de voix qui l’ont obligé à annuler une série de dates. De ses ennuis, Springsteen semble s’en être aujourd’hui complètement débarrassé : à Werchter, pas un seul signe d’essoufflement, pas la moindre envie de s’économiser. En veston et cravate, la star va mouiller le maillot, traçant sa route imperturbablement. As Bruce as it gets.

Springsteen spirit

Autour de lui, ses fidèles du E Street Band, formidable machine à jouer : Steve Van Zandt (qui vient lui de faire l’objet d’un docu HBO), Nils Lofgren (qui carbonisera Because The Night avec ses soli démentiels), Max Weinberg (toujours impérial derrière sa batterie), Jake Clemons (neveu de Clarence, le saxophoniste iconique du E-Street Band)… En tout, une vingtaine de musiciens au service du patron. Mais surtout de ce qui ressemble à un idéal : celui où chacun alimente le collectif, autant qu’il s’y épanouit.

Cet « effet de groupe » reste d’ailleurs encore et toujours le seul vrai élément « visuel » du concert : même devant 60 000 personnes, il n’est toujours pas question de s’embarrasser de grands effets pyrotechniques ou du moindre décor… La musique est censée suffire. La tactique est connue. Pour Springsteen et ses camarades, il s’agit juste de foncer – pressing haut, intensité, jeu en un temps. Lonesome Day, Prove It All Night, My Love Will Not Let You Down enchaînés dans un seul et même élan, sans même prendre le temps de souffler. (On relit nos notes : « donnent toujours l’impression de jouer leur vie ! », et même à tête reposée, c’est l’impression qui domine).

No Surrender, insiste encore Springsteen. Pas question de capituler en effet pour le chanteur, qui ne tarde pas à effectuer un premier bain de foule, prenant les mains d’une fan pour un pas de danse, ou filant son harmonica à un gamin qui en reste bouche bée.

Une icône américaine

Il y a précisément 40 ans, Springsteen sortait ce qu’il allait devenir son plus gros succès : Born In The USA. Mardi soir, à Werchter, le disque a encore occupé une grande place dans la setlist. Du morceau-titre à Dancing In The Dark, balancés en rappel, en passant par Working On The Highway ou une version galvanisante de Bobby Jean. A l’époque, l’album fera de Springsteen une véritable icône américaine. Un trésor national. Quitte à ce que certains zappent les aspects plus critiques de ses textes. Par la suite, le grand ami de Barack Obama passera d’ailleurs pas mal de temps à rectifier et nuancer son image, pour gagner en complexité.

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Aujourd’hui, Springsteen est ainsi devenu ce militant démocrate capable d’encore rassembler un pays déchiré. Un chanteur célébrant sa terre et ses racines, sans tomber dans le repli sur soi. Un boss s’appuyant sur ses « employés », plutôt que les exploitant. Dans un monde post-me-too, il a même réussi à incarner à la fois le mâle blanc cisgenre et une improbable figure queer. Certes, le working class hero a aussi été critiqué pour avoir cédé à l’inflation des prix de concerts, demandant toujours plus cher à ses fans (130 euros tout de même, pour mettre les pieds mardi soir sur la plaine de Werchter, 208 pour atteindre les premiers rangs). Malgré cela, son aura semble encore et toujours intacte.    

Last man standing

En le voyant sur scène, on comprend mieux pourquoi. C’est une question d’enthousiasme. Mieux : de foi. Dans un pays, et un monde, qui font mine de s’effondrer, Springsteen y croit toujours. Et a le don d’embarquer avec lui. Il est ce chanteur debout, charbonnant avec ses potes, pour maintenir l’espoir éveillé. Naïf mais pas crédule. Fort, mais ne cachant pas ses fragilités. Ou, comme l’écrit l’auteur Laurent Chalumeau, à la fois « faillible » et « fiable ».

Même quand la voix commence tout doucement à montrer ses limites (sur Nightshift, surtout, il est obligé d’un peu filouter pour éviter les notes trop compliquées), il ne s’épargne toujours pas. Certes, le temps passe, il n’est pas dupe. Comme l’an dernier, Springsteen rend ainsi hommage à son ami George Theiss, disparu en 2018, et qui l’avait embarqué dans son tout premier groupe. « La mort vous apporte la clarté« , rappelle-t-il. Et de reprendre, The Last Man Standing, seul à la guitare.

De fait, Springsteen est devenu aujourd’hui l’un des derniers à incarner une certaine idée de l’engagement musical. Lors d’un concert, en première partie de Bonnie Raitt, en 1974, le journaliste-futur manager John Landau y avait même vu, selon la formule devenue célèbre, « le futur du rock ». Il écrivait plus précisément : « Lors d’une nuit où j’avais besoin de me sentir jeune, (Springsteen) m’a fait ressentir comme si j’entendais la musique pour la toute première fois. » Cinquante ans plus tard, sur la plaine de Werchter, Springsteen n’incarne peut-être plus le futur de quoi que ce soit. Mais dans un moment où, pour paraphraser Landau, on avait volontiers besoin de ressentir une lueur dans le chaos général, il a réussi à rallumer l’idée de résilience et d’espoir…

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