Bob Dylan, l’invisible

Bob Dylan © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Icône absolue du rock -avec Elvis et les Beatles-, Dylan fête ses 70 ans. La star a toujours codé le sens final de ses chansons mais aussi les épisodes d’une vie privée qui se lit comme un rébus métaphysique.

Dylan 2011? Une pile septuagénaire -ce 24 mai- qui refuse la retraite et croasse en scène des versions déraillées de ses propres classiques, déstructurant sadiquement mélodies et harmonies initiales, devant un public interloqué mais néanmoins bluffé par la stature de la légende. Une énigme qui s’entretient: moins par le fitness que par le cryptage continu, digne de la Torah dont Bob emprunte volontiers le sens du mythe. Tout en déniant constamment les habits de prophète d’une ou plusieurs générations, allant jusqu’à prétendre que ses chansons-socles des années 60 n’étaient pas « volontairement politiques ». Bob a donc de l’humour. Un premier volume de ses mémoires paru en 2004 contrebalance les dizaines d’ouvrages savants dépiautant l’oeuvre et le bipède: malgré tous ses détails bios, son récit à la première personne, son esquisse d’intimité, Chronicles: Volume One donne la curieuse impression d’approcher l’espèce sans pour autant pouvoir déterminer son gène fondamental. Dylan est un galet de plage: pas un foutu angle droit pour amorcer un plan d’aménagement, deviner l’architecture finale. Bien que reconnaissant ses goûts et influences -Elvis, Buddy Holly, Woody Guthrie, le blues, l’americana folk, etc.-, Dylan semble sans famille, pas plus musicale que biologique. Début 2010, le fils de quincailler du Minnesota est honoré par la Maison Blanche pour sa contribution à la Musique du mouvement des droits civiques. Filmé de loin, accompagné d’un pianiste et d’un contrebassiste dans la pénombre, il livre une belle version -pas trop nasillarde donc- de l’emblématique The Times They Are a-Changin’. Sorti en 1964 pour célébrer la période de l’Histoire qui unit alors le destin du folk américain et le mouvement de Martin Luther King. Au final du concert, rassemblant autour de Barack tous les performers de la soirée dans un classique black célébrant le président Abraham Lincoln, pas l’ombre d’un Dylan. Absent là où on l’attend logiquement, dylanissime donc.

En août 2009, Dylan est arrêté dans le New Jersey pour suspicion de « vagabondage ». Les jeunes flics américains qui ne le reconnaissent pas l’embarquent, brièvement, avant que l’identité du promeneur délictueux ne soit avérée. Hormis une histoire de chiotte chimique dérangeant ses voisins de Malibu la même année (…), c’est l’une des très rares apparitions de Bob à la rubrique des faits divers de ces 40 dernières années. Sa quasi invisibilité médiatique débute précocement: après son accident de moto près de sa maison de Woodstock en juillet 1966, Dylan se retire de la vie publique pendant 18 mois. Comme si la première partie des années 60 avait aspiré tout son mantra collectif, vampirisé une célébrité hors normes que lui-même a contribué à forger. Le 28 août 1963, Dylan apparaît avec sa compagne Joan Baez à la Marche sur Washington, manifestation qui rassemble 300 000 protestataires, aux 3 quarts afro-américains. Il y chante 3 titres, l’Histoire vient de lui mettre le grappin dessus, il a 22 ans. L’acidité de ses textes, les métaphores-puzzles produisant des accès de beauté comme l’irruption d’une fièvre inconnue, son étrange phrasé saccadé au vinaigre: Dylan crée un nouveau format de pop star, un Kerouac maigre qui repeint en couleurs une époque qui peine à sortir du noir et blanc fifties. Ce mix d’arrogance et de cosmique, de défonce et d’argumentation, tous éléments dylaniens, on le prend de plein fouet dans Don’t Look Back, le film de D.A. Pennebaker sorti en 1967. A la manière d’un Strip-Tease bien avant la lettre, utilisant une caméra légère qui autorise toutes les mobilités, le doc suit Dylan, seul en scène, et sa bande, sur les joyeuses routes anglaises de 1965. Jamais plus on n’approchera l’artiste avec un tel mélange de candeur absolue et d’ironie blindée.

Six Dylan

Entre le tournage et la sortie de Don’t Look Back, Dylan électrise sa musique, met son répertoire de ménestrel martien sur l’orbite gargantuesque du 220 Volts, scandalisant à l’été 1965 son public roots du Newport Folk Festival en faisant rugir guitare, claviers et section rythmique. On se souvient du « Judas » lancé par un fan de Manchester en mai 1966 à Dylan qui a cédé à la bassesse vénale du rock’n’roll. Suite à ce schisme, Dylan ne fera plus de tournée pendant 8 ans. Semant toutes les pistes en devenant un family man à Woodstock où il s’installe en 1966 avec Sara Lownds, épousée secrètement en novembre 1965. Ils divorceront en 1977. Sauf erreur, les seules images jamais prises de Bob en famille, enfants compris, sont celles de Woodstock en 1968 signées Elliott Landy. Dylan a le sens de la discrétion: son mariage en 1986 avec sa choriste Carolyn Dennis et la naissance de leur fille la même année ne seront révélés que par la publication d’un livre indiscret, en 2001… Dylan a aussi un sens particulier du temps. On peut dire cela d’un type embarqué dans son The Never Ending Tour depuis 1988. Mais malgré tous les épisodes, fussent-ils religieux -sa conversion au christianisme de la fin des années 70, sa fréquentation intermittente du judaïsme orthodoxe- ou musicaux -reggae, pop, gospel, folk, blues, country-, il demeure le secret public le mieux gardé du rock. Son attitude est à la fois indomptable et conservatrice: il accepte la censure des autorités sur le répertoire de ses récents concerts en Chine, joue au Vietnam dans l’ombre d’une mémoire de guerre, mais refuse de s’expliquer. Dans ses très rares apparitions télévisées ou le doc de Scorsese de 2005 (No Direction Home), il répond surtout par des questions, nie toute ambition de leadership, se la joue simple troubadour americana… Comme si son rôle était d’abord de nous tester avec des semi-énigmes musicales, qu’il observe ensuite, amusé, retomber sur nos consciences perplexes. Parfois fascinées malgré les manifestes détournements d’auteur. Dylan est moins prophète que chanteur, autant indien que cow-boy, et même peut-être femme comme dans la fiction de Todd Haynes (I’m Not There, 2007) où Cate Blanchett joue l’un des 6 Dylan du film. L’idée est bonne mais 6 incarnations? Cet homme-là en compte beaucoup plus.

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