Beyoncé, héritière des héros noirs de la country

Jonas Boel Journaliste Knack Focus

Sur son nouvel album Cowboy Carter, Beyoncé joue la carte de la country. Un virage à 180 degrés pour la reine du r’n’b? Pas tant que ça.

« These. People. Existed.” C’est ce qui est précisé au début du film The Harder They Fall. Il y a trois ans, ce western mettait l’accent sur des personnages principaux noirs. Des personnes -Rufus Buck, Nat Love, Stagecoach Mary- qui ont réellement existé. D’après les historiens, au moins un cow-boy (ou -girl) sur quatre partis tenter leur chance dans les vastes prairies de l’Ouest sauvage avait une peau sombre. Le réalisateur Jeymes Samuel a expliqué dans Vanity Fair qu’il n’avait ainsi fait qu’apporter au western traditionnel une correction de colorimétrie dont ce dernier avait urgemment besoin. Oui, “ces gens ont existé”. Ce pourrait être aussi le message sous-jacent du septième album solo de Beyoncé, Cowboy Carter. Un disque country, et, après Renaissance (2022), le deuxième volet d’un triptyque annoncé.

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Reine du rodéo

Pour rappel, avec Renaissance, Queen B rendait hommage aux pionniers du disco, de la house et autres. Ceux qui étaient souvent passés, à cause de la couleur de leur peau ou de leur orientation sexuelle, à travers les mailles de l’Histoire de la musique. Le disque -où ne figure aucune ballade-, gorgé de beats, de basses et de samples, lui a valu le Grammy du meilleur album dance/électronique l’an dernier. Et à présent, la reine de la piste de danse se muerait en reine du rodéo et passerait de la boule à facettes au honky tonk? “It’s a real life boogie and a real life hoedown”, chante Beyoncé dans Texas Hold ’Em, l’un des deux singles avec lesquels elle a dévoilé son jeu le mois dernier. Ce qui pourrait ressembler à un revirement total, voire à une provocation. Et pourtant il n’en est rien.

Il faut d’abord préciser que la famille Knowles est originaire de Houston, Texas. Enfant, Beyoncé assistait chaque année avec toute sa famille au Livestock Show and Rodeo, le plus grand rassemblement de cow-boys au monde. “C’était une expérience merveilleusement diversifiée et multiculturelle, un bonheur pour toute la famille”, se souvenait-elle dans une interview à Bazar. C’était il y a trois ans, au moment du lancement de la collection Rodeo de sa ligne de vêtements Ivy Park en collaboration avec Adidas, 
foisonnant d’imprimés peau de vache rose et de pièces en jeans.

Quand Beyoncé écrit l’histoire

Son album Lemonade (2016) comportait déjà un hommage à ses racines du Sud. En l’occurrence, le titre acoustique Daddy Lessons, qui semblait tout droit sorti d’un bar country. Beyoncé a d’ailleurs interprété ce morceau la même année avec le trio country The Dixie Chicks, lors de la cérémonie annuelle des Country Music Association Awards. Au grand dam de certains fans de country.

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Ils voyaient d’un mauvais œil la chanteuse de r’n’b noire qui avait rendu hommage quelques mois plus tôt à Malcolm X en levant le poing pendant le Super Bowl être invitée à leur grand-messe. Un flot de commentaires venimeux, souvent racistes, s’en est suivi sur les réseaux sociaux. L’épisode a manifestement laissé des traces chez l’artiste. “Ce nouvel album est né d’une expérience que j’ai vécue il y a quelques années, a-t-elle écrit sur son Instagram, une expérience où je ne me suis pas sentie la bienvenue…. Et il est très clair que je ne l’étais pas.”

Aujourd’hui, avec Texas Hold ’Em, c’est reparti. Le premier single lui a valu des commentaires du genre “You have no business singing country”, “Ne sors pas de ta route”, “Appropriation culturelle”, etc. Cela n’a pas empêché Beyoncé d’entrer (encore une fois) dans l’Histoire. Texas Hold ’Em 
est devenu le premier morceau d’une femme noire numéro 1 dans les charts de country aux États-Unis.

Lignes de séparation

Mais affirmer que la country appartient exclusivement à la culture blanche américaine, est-ce vraiment fondé? S’agit-il vraiment d’appropriation culturelle quand la fière chanteuse texane porte un stetson, lance un “yee-haw!” ou utilise un banjo dans Texas Hold ’Em? Non.
Le banjo, Rhiannon Giddens, une musicienne folk très appréciée de Caroline du Nord, s’en est déjà emparée. Dans un article paru récemment dans The Guardian, elle a rappelé les origines de l’instrument. Il remonte à ceux qu’utilisaient les esclaves amenés d’Afrique dans les Caraïbes au XVIIe siècle. Le banjo est ainsi arrivé dans les plantations d’Amérique du Nord. Il a rejoint d’autres instruments à cordes traditionnels comme le violon et a donné lieu à de multiples hybridations musicales. “Il ne faut pas confondre genre et tradition”, affirme Rhiannon Giddens. Elle souligne dans son article que les joueurs noirs de banjo ou de violon faisaient partie intégrante de la culture musicale américaine bien avant que l’on ne parle de country. Ou de tout autre genre musical cadenassé aujourd’hui. Car c’est précisément là que le bât blesse.

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Que la country se retrouve au rayon “musique blanche” est un triste héritage de la ségrégation raciale américaine. Dans le sud rural des États-Unis, les lignes de séparation entre les genres folkloriques américains comme le blues, le jazz, le cajun, le bluegrass et la country s’entrecroisaient bien plus autrefois. Souvent ceux en bas de l’échelle sociale ont trouvé dans la musique un point commun. Ce n’était pas la couleur de peau qui jouait un rôle, mais la démographie et le statut économique. Du moins jusqu’aux années 1920, quand l’industrie du disque en plein essor s’en est mêlée.

Le king Louis chez Jimmie

Comme les Afro-Américains ne disposaient pas des mêmes droits à l’époque, leur musique s’est retrouvée enfermée dans la catégorie “race music”. C’est-à-dire par et pour les gens de couleur. Pour commercialiser les disques, une logique d’apartheid a été mise en place. Et les patrons blancs des firmes ont glissé la country dans la case “blanche”, aux côtés de l’archétype du cow-boy pauvre, solitaire, mais le plus souvent pâle. C’était joli en vitrine, mais c’était trompeur.

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Prenons le cas de Jimmie Rodgers, ouvrier des chemins de fer, célèbre pour son yodel et considéré comme le père de la country. En 1930, Rodgers sort le Blue Yodel N°9, également connu sous le titre Standing on the 
Corner. Pour cet enregistrement, il s’adjoint les talents d’un jeune trompettiste de La Nouvelle-Orléans qui deviendra l’un des plus grands pionniers du jazz: 
Louis Armstrong, accompagné au piano par son épouse Lil Hardin Armstrong.

Les familles Carter

Les artistes noirs n’ont pas joué que les figurants dans l’Histoire de la musique country. L’harmoniciste du Tennessee DeFord Bailey a été l’un des premiers à se produire régulièrement au Grand Ole Opry, véritable institution de la musique country dans les années 1920. Au cours de la décennie suivante, avec son jeu de guitare hors du commun et sa connaissance des chansons des campagnes, Lesley Riddle a exercé une grande influence personnelle et artistique sur la famille Carter, la première et la plus connue des dynasties country. En passant, on comprend pourquoi Beyoncé n’a pas choisi par hasard d’utiliser en titre de son album le nom de son mari Shawn “Jay-Z Carter. Le clin d’œil à l’équivalent country des Kennedy était trop beau pour ne pas s’en saisir. Même si c’est un peu provoc.

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Bien plus tard, il y a eu l’ancien joueur de base-ball 
Charley Pride, dont les premiers albums ont été envoyés aux radios country et aux magasins de disques au début des années 60, sans photo sur la pochette. Dans les années 70, Linda Martell est la première chanteuse de country noire à avoir eu du succès. Elle a fait des tournées avec le chanteur blanc Waylon Jennings, au cours desquelles elle a souvent dû subir le racisme du public. Ces noms ont été largement rayés de l’Histoire de la country, mais, encore une fois, “ces gens ont existé”.

De Marvin Gaye à Ray Charles

À la fin des années 40, l’étiquette contestée de « race music » a été remplacée par « rhythm & blues ». Mais certains artistes ne se sont pas laissé enfermer dans cette nouvelle catégorie. Le pionnier de la soul Solomon Burke a décroché son premier hit en 1961 avec la reprise country Just Out of Reach (of My Two Open Arms). Marvin Gaye et Percy Sledge ont interprété des chansons country. Al Green a complètement transformé I’m So Lonesome I Could Cry de Hank Williams. Et en 1976, au grand dam de son label, Bobby Womack a même écrit un album entier de country, BW Goes C&W.

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L’attaque la plus audacieuse contre l’enfermement musical, comparable à celle de Beyoncé, est à mettre au crédit de Ray Charles. En 1962, le pionnier du r’n’b et de la soul sortait l’album Modern Sounds in Country and Western Music. Il y enrobait des chansons d’artistes country (blancs) célèbres de sa sauce blues, jazz et gospel. Ray Charles avait osé sortir de son territoire et bafouait clairement les règles de l’apartheid de l’industrie musicale américaine. Mais 
l’album a rencontré un énorme succès, figurant pendant 14 semaines à la première place des charts. Enfin un artiste afro-américain effaçait la frontière artificielle entre la country et le r’n’b. Mais lors de la remise des Grammys, le jury a plutôt récompensé son tube I Can’t Stop Loving You, une reprise de Don Gibson, dans la catégorie rhythm & blues.

Avec la bénédiction de Dolly

Beyoncé a donc des choses à rectifier. Ce premier numéro 1 en tant que femme noire dans les charts country est déjà encourageant, a-t-elle confié. “J’espère qu’à l’avenir, la mention de la race d’un artiste, en relation avec le genre musical, n’aura plus d’importance”. Beyoncé ne réinvente pas la country. Elle offre simplement une vision plus large du genre en perpétuant une tradition passée sous les radars. En partant de ses origines et de ses expériences personnelles. Et en soulevant en même temps des questions sur l’héritage, l’identité, les carcans et l’impact des minorités. En ce sens, Cowboy Carter se situe dans la lignée de son prédécesseur Renaissance.

Beyoncé a déjà reçu la bénédiction de l’icône de la country Dolly Parton. “Je suis impatiente d’entendre l’album complet!”, a écrit cette dernière sur Instagram. Depuis que Whitney Houston a remporté un succès mondial en 1992 avec sa chanson I Will Always Love You, Dolly Parton sait mieux que quiconque que de belles choses peuvent se produire lorsque deux mondes (re)fusionnent. ●

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