Anika chante le changement: « Il faut se lever et intervenir avant que les oiseaux arrêtent de chanter »

"Je ne savais pas trop ce qu'était le post-punk. Je m'y suis intéressée après la sortie de mon premier album. Je suis née à la fin des années 80. Pour moi, les eighties étaient une no go zone avant que j'en découvre les trésors." © SVEN GUTJAHR
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Ancienne journaliste amenée à la musique par Geoff Barrow (Portishead, Beak>), Anika chante le changement de sa voix fantomatique sur un deuxième album solo fascinant et entêtant. Entretien.

« Je suis au milieu de nulle part. Dans le Brandebourg, à une heure et demie de Berlin. C’est un village avec peut-être une cinquantaine d’habitants. J’habite ici depuis 2019. C’était bien pour se concentrer sur le disque, mais là je veux retourner à la ville. » Discrète, presque secrète, Anika n’a pas allumé sa webcam mais on la reconnaît à sa voix profonde et glacée. Cette voix magnétique « à la Nico » découverte en 2010 grâce à Stones Throw et plus encore au label Invada et à son patron Geoff Barrow, cerveau de Portishead. Onze ans se sont écoulés entre le premier et le deuxième album solo de l’Anglaise. Autant dire une éternité…

« J’ai pourtant commencé à bosser dessus dès la sortie du premier. J’ai travaillé avec Billy Fuller de Beak>. Ça devait être en 2012. Mais ça ne me semblait pas adapté. Je n’habitais plus à Bristol. J’avais déménagé à Berlin. C’est un mec cool et talentueux mais je n’étais pas prête. Je devais faire des choses. Me promener sur la planète, collaborer avec des gens différents, apprendre…. Trouver ce que je voulais dire et comment. J’ai essayé plusieurs fois, avec différentes personnes, mais ce n’était jamais tout à fait ça. Cette fois, les planètes se sont alignées. »

Anika est née Annika Henderson le 6 février 1987 dans le Surrey. Elle a grandi à Woking. La ville de naissance de Paul Weller et de The Jam qui abrite l’usine et le siège social de l’écurie McLaren. Elle passait ses étés dans le village d’Haldern à la frontière des Pays-Bas et de cette Allemagne dont sa mère est originaire. À l’époque, Anika apprend le piano. Son frère est DJ dans la drum’n’bass, sa soeur, qui met la musique à la maison, est fan de jungle. La mère adore Janis Joplin et le paternel lui fait découvrir Jools Holland… Anika commence à sortir dans les soirées électroniques londoniennes à treize ans, donne des coups de main à un festival teuton, rencontre Patti Smith et se souvient avoir vu dans un petit club Amy Winehouse et son groupe local.

Après ses études en journalisme à l’université de Cardiff, la jeune femme devient promoteur de concerts au pays de Galles. Elle manage et booke des groupes, bosse pour quelques clubs et une galerie d’art. Elle lance même un petit label. Le jour où elle décide de tout planter -« mon collègue gagnait bien plus de fric que moi mais n’en faisait pas autant: l’histoire habituelle »-, elle reçoit un coup de fil étrange. « J’ai rendez-vous pour remettre ma démission et un mec que je ne connais pas appelle pour me proposer de passer dans son studio à Bristol… J’y allais souvent voir des concerts et je dormais chez des amis. Je jouais de la guitare et chantais quand je n’arrivais pas à trouver le sommeil. C’était un moyen de mettre mon esprit en pause. » Un de ces hôtes en a parlé à Geoff Barrow, qui cherche une chanteuse… Anecdote cocasse. Anika ne sait pas qu’elle a affaire à un ponte du trip hop. « Il est venu me chercher à la gare avec sa voiture de grand-mère. Une Space Wagon ou dans le genre. Je ne savais pas qui il était. C’était une bagnole normale de Bristol. On a bu quelques tasses de thé. Je me souviens avoir vu ce Brit Award mais je pensais que c’était un fake. Le genre de truc que tu achètes dans les magasins de farces et attrapes. J’ai compris que c’était le mec de Portishead et tout le reste bien longtemps après. Lorsque, quelques semaines plus tard, notre ami commun me l’a expliqué. »

Plateforme

Ensuite? Silence radio. Anika n’a plus de nouvelles. Elle a de toutes façons enregistré ces chansons sans but précis. « Je pensais juste célébrer la poésie. J’aime les challenges. Je m’étais embarquée dans cette histoire pour essayer quelque chose que je ne connaissais pas. C’était un environnement intéressant. » Après des mois de recherches de plus en plus désespérées, elle trouve un stage à Berlin. « J’ai bossé dans un réseau d’information pendant quatre mois. J’allais commencer à suivre la politique européenne à Bruxelles lorsque Geoff m’a appelée: « J’ai réécouté ces chansons qu’on a enregistrées ensemble. On devrait peut-être les sortir? » C’était un choix compliqué. J’avais dû me battre pour décrocher ce taf. Mais j’ai accepté et je suis retournée à Bristol. On a enregistré ce disque comme un anti-album. Une rébellion. La musique est une plateforme. Et les textes étaient politiques. »

Sur ce premier disque, deux titres originaux se mêlent aux reprises de Bob Dylan, de Yoko Ono, de Ray Davies… « Dylan avait écrit Masters of War à l’époque de la guerre du Viêtnam. Mais c’était pertinent. En adéquation avec ce qui se passait sur Terre. En Irak ou ailleurs. J’ai beaucoup réfléchi à tout ça. Et c’est pour ça que j’ai décidé de foncer. Après, je connaissais le business mais je ne savais pas comment être une musicienne. J’ai dû apprendre. »

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Il y aura des collaborations avec Zombie Zombie, Alex Beaupain, Tricky. Un album avec le producteur anglais Shackleton et un groupe (Exploded View) avec des musiciens chiliens. Change est le résultat d’un long et lent processus de gestation. « Ces textes autour du changement sont nés lors d’une session de cinq jours au studio Klangbild à Berlin en mai 2020. J’avais emmené avec moi mon petit carnet de notes. Un journal des onze dernières années. Ce sont des choses que j’ai écrites, que j’ai réécrites, que je me suis réappropriées. Elles disent là où je suis et ce que je traverse maintenant. Les choses changent. Il y a cinq ans, on a sorti le premier disque d’Exploded View. C’était un autre projet. On était quatre. Ça ne me semblait pas juste et fair-play de parler d’un disque d’Anika. Il ne l’était pas. »

Change est un album très personnel qu’elle a écrit seule. Anika se nourrit. Elle semble même boulimique culturellement parlant. Elle écoute beaucoup de musique, lit beaucoup de livres, regarde beaucoup de films. Pendant le confinement, elle dit avoir enquillé les sessions de John Peel. Avec un faible pour celle de Basement 5 notamment. « La chanson Freedom sur mon nouvel album s’appelait d’ailleurs à l’origine Basement 6. J’adore le fait que ce sont des musiciens live. C’est comme si tu étais avec eux dans la pièce. J’étais si isolée à l’époque à la campagne dans mon petit home studio. David Bowie and the Spiders from Mars, A Flock of Seagulls… Tu peux trouver tellement de trucs différents et géniaux. C’est de là que vient l’instrumentation du disque. Quand Martin (Thulin qui a mixé et coproduit l’album) m’a rejointe, il détestait vraiment certains sons. Je me suis battue et je suis restée forte (rires). Il n’aimait vraiment pas le côté clinquant seventies de Finger Pies par exemple, mais c’est resté. Après, il avait beaucoup d’instruments que je n’avais pas. Donc, on a mieux fait sonner certains trucs. Ce disque est ce qu’il est. Ce n’était pas particulièrement calculé. »

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Écologie et banalité du mal…

Dans les sources d’inspiration de Change (la chanson Never Coming Back pour le coup), on retrouve notamment Silent Spring de Rachel Carson. Un bouquin qui a aidé à la construction du mouvement écologiste dans le monde occidental. L’ouvrage publié en 1962 traite notamment des effets négatifs des pesticides sur l’environnement et plus particulièrement sur les oiseaux. Carson pointait du doigt la désinformation pratiquée par l’industrie chimique et le comportement des autorités publiques qui répondaient à ses attentes sans se poser de questions. Écolo, Anika? « Je pense que c’est important pour le moment. Je vis à la campagne. Tu y vois davantage ce qui se passe. En ville, tu es coupé de ce qui frappe les villages, de ce qui se trame dans le secteur agricole. Ici, tu as un tas d’oiseaux. Il y a un programme de préservation. C’est assez dingue. Mais ma proprio me disait qu’il y en avait le double avant. On ne s’en rend pas compte. Ça disparait graduellement. Il y a des trucs que je voyais en grandissant et qui n’existe plus en Angleterre. Les choses meurent. La chanson est une référence à tout ça. Mais elle parle aussi de ce qui change lentement sans que tu le voies venir. Que ce soit la montée de l’extrême droite ou la mise en place de certaines politiques… Des petits changements se produisent et à un moment tu es en plein dedans sans les avoir vus arriver. On le constate pour l’instant avec la nature, l’environnement. Mais tu as encore des gens pour te dire que ça n’a rien à voir avec le réchauffement climatique. Que c’est un mythe. « Donald Trump? Oh, c’est juste un idiot. » Mais c’est dans ces moments-là que tu dois te lever et intervenir. Avant que ces gens deviennent trop puissants ou que les oiseaux arrêtent de chanter… »

Un autre ouvrage qui a marqué Change de son empreinte, c’est Eichmann à Jerusalem: rapport sur la banalité du mal de Hannah Arendt. La philosophe juive allemande ayant fui le régime nazi y soutenait que le haut fonctionnaire allemand chargé de la déportation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale n’était ni un criminel né ni un malade mental mais un simple rouage d’une machine bureaucratique aveugle dont les commis ont perdu toute idée éthique. « Durant le confinement, il y avait tellement d’articles dans la presse au sujet de Trump et il avait tant de pouvoir. Il bénéficiait du soutien de grosses personnalités dans les scènes musicales, politiques… Partout. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Est-ce que ces gens vont prétendre qu’ils ne l’ont jamais soutenu? Termineront-ils dans le jury qui l’enverra en prison? Un poète et ami brésilien à l’incroyable bibliothèque m’a recommandé ce livre. C’était pour moi comprendre ce processus. Comment ces gens, ces mouvements parviennent à décrocher un tel soutien? Dans les livres d’Histoire, tu as les Allemands maléfiques et tous les autres qui s’y opposent. Mais le nazisme a eu des sympathisants jusqu’au sein de la famille royale anglaise. »

« Je suis pétrifiée à l’idée de ce qui va se passer quand Merkel prendra sa retraite. Si la mauvaise personne la remplace, ça donnera de l’oxygène à tous ces gens séduits par l’extrême droite. »© SVEN GUTJAHR

Change est un disque politique. Il mêle la grande et la petite histoire. Des trucs universels et personnels. L’anxiété et l’espoir. « Il y avait tellement de choses à raconter. Le confinement a été un moment compliqué. J’ai dû me battre contre certaines choses et sortir la tête de l’eau. C’est ce dont je parle sur cet album. Surmonter tout ça. Emprunter un nouveau chemin et dire non. Je ne veux pas que les choses se passent de cette façon et j’ai le droit de le dire. Le keep calm et carry on des Anglais est si toxique. C’est une manière de pacifier les gens. « Surtout ne dites rien. Gardez la tête basse. » »

Anika s’enhardit et manifeste son agacement. « Il est important de se tourner vers le passé sérieusement pour éviter que ça ne se reproduise. Arrêter la montée de ces puissances effrayantes. Je ne comprends pas pourquoi l’Angleterre a voté pour le Brexit. Pourquoi soudainement elle agite les drapeaux tout le temps et pourquoi elle est devenue si raciste. Rien de tout ça à mes yeux n’a de sens. J’ai lu beaucoup pour essayer de comprendre. »

Anika parle des signes directs et indirects de la pandémie. Notamment des bulles à verre qui débordaient. Des immenses igloos remplis de bouteilles d’alcool vides. « Il s’est passé beaucoup de choses planquées sous la couverture du corona. Je pense notamment à la prise de pouvoir de plus en plus extrême des entreprises technologiques. La tendance existait déjà mais le phénomène a pris encore plus d’ampleur. Les gens étaient coupés de tout et ils ont trouvé dans la technologie leur corde de sécurité. Ça a rendu le switch encore plus brutal. La pandémie a changé les gens. Et il faut penser à tous ces jeunes de 14 à 18 ans qui ont perdu deux ans de leur adolescence. Ça change toute une génération. Il y a ceux qui ont terminé leurs études et qui ont sans doute plus difficilement trouvé un boulot. Je ne sais pas. Ça a affecté tout le monde. On verra ce qui nous attend. Il y a des périodes particulièrement importantes dans notre développement. Quand tu apprends à communiquer avec d’autres, quand tu commences à sortir avec tes amis. Pendant le confinement, tu voyais plein de gamins dans des vidéos de danse. Il y a de nouvelles compétences qui sont nées et des compétences sociales qui en ont pâti. C’est une époque étrange. Ne serait-ce que voir des gosses courir avec des masques est bizarre. »

Est-ce qu’Anika retournera un jour au journalisme? « Je ne sais pas. Je n’ai pas l’impression que ça aurait du sens. J’aurais le sentiment de faire machine arrière. Ce qui m’intéressait à la base, c’était le journalisme documentaire. Le contact humain. Raconter l’histoire d’autres gens. Les rassembler plus que les diviser. »

Anika – « Change » ****(*)

ROCK. Distribué par Invada/Pias.

Anika chante le changement:

« I saw the signs. I chose to ignore them. I saw the warnings. I saw them all… I turned a blind eye. I kept my hands over my ears… » Regard sans cynisme sur l’actualité (la nôtre, la sienne), le deuxième album solo d’Anika est un appel au réveil et au changement. Elle y pose sa voix froide et mystérieuse sur des paysages sonores quelque part entre le post-punk doux et l’électro expérimentale minimaliste. Trip hop, future pop, boucles kraut et groove dub… L’univers de l’Anglaise s’est allégé mais Anika reste toujours aussi captivante. Une artiste et un disque ensorcelants à ranger à côté de Nico et d’une Cate Le Bon.

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