An Pierlé Quartet, thérapie de groupe: « C’est vraiment comme une… famille »
Intégrant deux jeunes grands talents jazz, An Pierlé et son compagnon producteur Koen Gisen sortent Wiga-Waga, le plus audacieux de leurs albums. En quartet culotté. Entretien.
Ce n’est pas tous les jours que l’on sort d’un Zoom avec le sentiment de travail accompli. Malgré les interférences, coupures de son, arrêts sur image, re-boosting lorsque la transmission s’arrête à 40 minutes: tout ce qui peut mettre de la pénibilité dans une interview en « abstentiel ». D’autant que l’objet de la conversation de ce premier An Pierlé Quartet, Wiga-Waga, est le genre de disque qui démange, surprend, explore, fouille, fantasme, laboure et, aussi, exige de l’écoute. Des territoires sonores aux sulfures contemporains qui oxydent le jazz, la pop, les vocalises dignes de l’opéra et tout ce qui peut remplir l’adéquation entre audace et sentiment. Un album peut-être plus new-yorkais que belge d’ailleurs. Et pas forcément le genre de musique conçue pour abreuver le prime time frileux des radios.
Faisons simple. Et si c’était un plat? « Des crêpes, rigole d’emblée An Pierlé, parce qu’on y trouve du sucré mais aussi du salé. C’est aussi très bon avec du fromage et même de l’andouillette. » Là, on est donc en double écran avec l’Anversoise de 1974 et son compagnon, Koen Gisen, depuis leur maison-studio gantoise. Et on finit par choper Casper Van De Velde, en live depuis son appart bruxellois. Cette bonne gueule chevelue de 25 ans est claviériste et chanteur au sein du duo Schntzl, qu’il forme avec son comparse Hendrik Lasure (non branché en cette fin janvier), 23 ans, coup de sang de la dernière aventure d’An Pierlé. Après une carrière qui a déjà brassé des cordes, de l’orgue d’église et pas mal de reprises décoiffées, comme celle du Are Friends Electric de Gary Numan, qui la révèle au public du Humo’s Rock Rally en 1996. Casper définit leur relation: « On se connaît depuis cinq ans, et quand Hendrik et moi allons chez An et Koen, c’est un peu comme une visite à une tante et à un oncle (sourire). On y mange bien et puis on y travaille aussi beaucoup dans leur rez-de-chaussée où tous les instruments sont installés. C’est vraiment comme une… famille. » Le kid Casper, comme son alter ego Hendrik, sont des « produits raffinés » du Conservatoire de Bruxelles: ils jouent ensemble depuis qu’ils ont dix-douze ans dans une fusion jazzy aérée de rêves contemporains. « Au début de l’histoire de Wiga-Waga, c’est moi qui ai commencé à écrire des textes et suis venue avec des chansons en compagnie de Koen, retrace Pierlé. Mais nous cherchions à sortir des structures classiques et à avoir plus de liberté et d’improvisation. Ici, il ne s’agit pas d’un projet avec des musiciens que tu « loues » mais bien d’une création en quartet, avec les garçons. C’est un disque à l’ancienne où l’on a joué ensemble en studio, sans même un casque. Il s’agit d’une complicité rare, même si tout ça était quand même, au départ, assez improbable. » Pour sa part, Koen Gisen, à la fois producteur et chanteur/instrumentiste -sax et clarinette basse-, a préparé le set up des micros et autres dispositifs, en leur rez du centre de Gand -d’anciennes écuries de l’évêché gantois transformées en écrin studio- et il a demandé à un pote de venir appuyer sur start.
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Impro à fond
Koen Gisen, qui partage donc une fille de onze ans, et une vingtaine d’années musicales et amoureuses avec An, parle de la chimie de l’enregistrement avec les « neveux » Casper et Hendrik: « On faisait trois prises au maximum pour chaque titre, donc on n’a pas fini avec des dizaines d’heures à mixer, loin de là. Quand je repérais un moment particulièrement intéressant de leur part et que je proposais de le refaire dans une prise suivante, ce n’est pas qu’ils ne le pouvaient pas, c’est juste qu’ils ne le voulaient pas (sourire)« . La fameuse chimie des particules indépendantes, le hasard rebaptisé créativité, les signes dans le ciel musical, il y a de tout cela dans Wiga-Waga. Ce titre provient d’une vieille expression alostoise ayant trait au sentiment d’être lové dans un berceau, « et ça a un rapport avec le chêne imaginaire, et son mysticisme, qui est en pochette de l’album », ajoute-t-il. « L’artiste auteur de la pochette, Patrick Van Caeckenbergh, travaille entre le silence, la fantaisie, la psychologie et l’univers enfantin. »
Les chansons ont largement été écrites par An avant la pandémie. « Il y a trois ans, j’étais en résidence au MSK (Musée des Beaux-Arts, NDLR) de Gand. Je m’installais un bout de temps dans chaque salle devant des peintures différentes, avec mon piano, mon ordi, mon accordéon, et je m’inspirais beaucoup de la sonorité de l’espace où circulaient les visiteurs du musée. Beaucoup de chansons de l’album sont nées, à un stade embryonnaire, dans ces circonstances. Et puis, les garçons sont venus, via Koen qui avait déjà produit le premier album de Schntzl. » Et puis, il y a l’épisode Fabrice Murgia. Visiblement impressionné par la musique d’An & Cie réalisée pour Le Tout Nouveau Testament de Jaco Van Dormael, le metteur en scène et directeur du National, demande à Pierlé une musique pour son spectacle Sylvia, autour de l’écrivaine américaine Sylvia Plath. Face à une quinzaine d’interprètes en scène, il fallait pouvoir trouver la place de la musique. Les quatre étaient installés au-dessus du podium principal. « C’était une expérience très agréable, assure Koen, même si le concept a beaucoup changé au fur et à mesure des représentations. Le spectacle avait plusieurs entrées: les actrices, les projections filmées en live et puis la musique. On a donc pensé à d’autres choses que les voix-piano, à essayer des paysages sonores, de la musique concrète, tout en intégrant à certains moments les actrices dans la musique. Impro à fond, hormis quelques thèmes préparés pour permettre aux actrices de chanter. »
Cristaux bleus
Sur la face amoureuse des relations, quelle est la limite artistique entre An et son Koen? An: « Le fait d’avoir des projets ensemble nourrit notre relation. On est très différents dans nos goûts même si, bien sûr, on a des points communs. Parfois, l’un aime l’accord mineur, l’autre le majeur et finalement, on arrive au milieu (sourire). Disons que de plus en plus, chacun s’émancipe et que, donc, il y a moins de pression là où l’on se rencontre. Et puis, on parvient à séparer notre relation artistique du reste. On peut se tuer et se détester (sic) pendant le processus créatif mais ce qui est magique, c’est que dès qu’on en sort, on retrouve un autre rapport, celui de couple. Et là, je fais de la soupe. » (rires)
Mais la musique de Wiga-Waga est aussi le fruit d’un autre séisme qui se déclenche, en 2018. Un cancer du sein. An balance l’info, sans pathos. On n’en savait rien, se rappelant quand même que lors de notre rencontre en 2013 à Gand -avec omelette aux lardons et pain maison-, elle sortait d’une pneumonie potentiellement létale. À 46 ans, cette femme aux traits éventuellement échappés d’une peinture de la Renaissance a déjà connu un parcours humain chahuté. « Ici, le point commun des chansons, explique t-elle, est la recherche de la vie. Par exemple, un titre comme Fingerspitz, c’est le rendu d’un rêve où je devais grimper sur une montagne couverte de cristaux bleus coupants. J’ai réussi à atteindre le sommet et la vue était belle…On a donc dû ralentir pendant toute une période, parce que je devais me soigner. Une maladie, c’est un échafaudage, tu descends et puis tu remontes. »
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48 Hours
D’où sans aucun doute, ce désir d’ultime indépendance. « Je viens d’un univers « pop ». On a eu certaines chansons qui ont bien fonctionné, y compris à l’étranger. D’où ces grandes tournées où tu passes 80% du temps dans un bus, et en concert, toujours à jouer les mêmes chansons (sourire) . On en est à un moment où on ne veut plus du tout être dépendants des programmateurs radio. Et puis, la vie est beaucoup plus chouette: plus on s’oriente vers des choses bizarres, plus on reçoit des demandes… bizarres. Et tant mieux! Donc, on peut de plus en plus jouer et explorer. C’est beaucoup plus nourrissant. » Depuis le premier album Mud Stories (dont les 20 ans ont été fêtés à l’AB en septembre 2019), Pierlé a vraiment entrepris un processus exploratoire progressif. « ça a commencé en 2012, quand j’ai été compositrice de la Ville de Gand. Via ce statut, j’ai eu la possibilité d’entreprendre des expérimentations qui ne devaient pas servir, des essais sans pression. » Tous les deux possédant le statut d’artiste, An et Koen (sur)vivent et prennent désormais le temps « de reculer pour mieux sauter ». Entre le premier et le second lockdown, ils ont profité -avec Casper et Hendrik- des quelques bulles permettant de se retrouver en studio pour terminer l’album. Cette réussite est aujourd’hui calée dans les starting-blocks pour s’exporter à l’étranger: le couple avoue ne pas trop voir le sens de sortir maintenant l’enregistrement en France, en Allemagne ou ailleurs, en dehors de notre beau royaume. Refrain hélas répétitif chez les musiciens belges (ou autres): personne ne sait si l’été ramènera vraiment du live. En attendant, le quartet d’An Pierlé s’est produit ce 10 février, en livestream, au Handelsbeurs de Gand: une heure de musique essentiellement tirée du nouvel album, dans une livraison soignée. « Il y a une mise en scène, des lumières choisies et des décors », s’enthousiasme An Pierlé. Cinq euros la vision du spectacle, regardable pendant 48 heures, c’est-à-dire jusqu’à ce 12 février. Vous savez donc ce qu’il vous reste à faire pour découvrir aussi en live l’alchimie d’un disque marquant.
Distribué par N.E.W.S. ****(*)
« Slow Down est une chanson disant littéralement que dans nos sociétés, il faut ralentir, arrêter d’être boulimique. Et n’être que spectatrice, ça fait du bien aussi. » En citant l’un des titres les plus forts de l’album, avec le mirifique Go On, Pierlé pose le sens ultime du disque: la persévérance, alors que tout peut s’arrêter n’importe quand. D’où l’impression de chansons en suspension entre plusieurs mondes: ceux du fourmillement jazzy-pop-contemporain (le bowiesque 2.1 Dissecting the Insect) et puis, celui du meilleur usage des espaces intimes (Fingerspitz). Si l’album déploie une certaine âpreté, celle-ci est amplement compensée par la poly-richesse instrumentale -piano et cuivres volcaniques- et le coeur d’An Pierlé, à son sommet vocal. Comme si les enjeux amenés par les circonstances -sa récente maladie- remettaient à zéro les compteurs émotionnels et créatifs. Plaçant sur sa route et celle de Koen le duo des « neveux » Casper et Hendrik, qui fonctionne ici autant à la manière d’un brillant révélateur que d’un tenace fixateur.
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