Dans les pas de Sylvia Plath avec Fabrice Murgia
Fabrice Murgia met en scène le making of d’un film, où des comédiennes tentent de retracer l’existence de la poétesse Sylvia Plath. Nous avons suivi, une année durant, l’élaboration de ce spectacle musical très ambitieux. Et très féminin.
MISE À JOUR: Sylvia est programmé 3 soirs au Théâtre de La Louvière, les 13, 14 et 15 mars 2019. Les 3 représentations seront rehaussées de rencontres « en bord de scène », soit des discussions pour se plonger « au-delà de la création ». En fonction des soirs, le public ira à la rencontre de Fabrice Murgia & An Pierlé, la linguiste Laurence Rosier, la comédienne Valérie Bauchau… Infos: www.cestcentral.be
Ceci est la version XXL de l’article paru dans Le Vif/L’Express du 20/09/2018
22 septembre 2017
Le Théâtre National lance avec un week-end d’ouverture festif la première saison élaborée par le nouveau directeur, Fabrice Murgia, 33 ans, auteur et metteur en scène verviétois révélé en 2009 par Le Chagrin des ogres (1). Lors d’une brève discussion au bar, ce dernier confirme un projet déjà évoqué déjà quelques mois auparavant lors de la tournée de Black Clouds: monter, avec un petit bataillon de comédiennes, un spectacle sur Sylvia Plath. Sylvia Plath? Cette poétesse américaine est peu connue chez nous, mais son destin tragique a servi d’emblème à plusieurs les luttes féministes dans les pays anglo-saxons.
Née en 1932 dans la banlieue de Boston, Sylvia Plath part en 1956, grâce à une bourse, en Angleterre, où elle rencontre son futur mari, Ted Hugues, poète lui aussi. Le 11 février 1963, séparée de Ted depuis quelque temps, elle se suicide au gaz dans sa cuisine, à l’aube, alors que ses deux enfants dorment à l’étage. Avant de mettre sa tête dans le four, elle a pris soin de leur préparer sur la table du lait et des biscuits. Sa vie aura été marquée par des troubles bipolaires, des épisodes dépressifs et diverses tentatives de suicide. En 1982, on lui attribue à titre posthume le prix Pulitzer pour l’anthologie The Collected Poems. Son parcours deviendra un symbole, celui de la femme créatrice sacrifiant sa carrière pour son mari et ses enfants, et des difficultés pour une femme de concilier la création artistique et les tâches du foyer auxquelles elle est assignée.
« Sylvia Plath n’a pas produit pas d’écrits féministes à proprement parler, explique Fabrice Murgia, mais quand on la lit, on est traversé par une injustice profonde par rapport au droit de la femme à créer. C’est un flambeau repris par beaucoup d’autrices et d’écrivaines, très bien formulé aussi par Virginia Woolf dans Une chambre à soi, qui disait « Une femme doit avoir de l’argent et un lieu à elle si elle veut écrire de la fiction. » »
6 février 2018
Dans la cafétéria au cinquième étage du National, Fabrice Murgia cite Sylvia –« Je gagne ma liberté en rognant sur mes heures de sommeil »– devant la vingtaine de personnes qui forment son équipe, lors d’une première réunion de présentation. Au total, 36 personnes portent le projet. C’est à ce jour la plus grosse production du jeune metteur en scène. Il y aura finalement neuf actrices dans le spectacle: Valérie Bauchau, déjà présente dans Black Clouds, Magali Pinglaut et Ariane Rousseau, autres visages bien connus des scènes belges, la jeune promesse déjà confirmée Léone François, l’Italienne Vanessa Compagnucci, vue notamment chez nous dans le formidable Les Enfants du soleil (2), la Française Clara Bonnet, qui a permis à Fabrice Murgia de découvrir Sylvia Plath alors qu’elle était encore étudiante à l’école de la Comédie de Saint-Étienne et qui a joué pour lui dans Notre peur de n’être, Vinora Epp et Solène Cizeron, deux autres jeunes Françaises, et Scartet Tummers, formée au RITS, qui a déjà joué en anglais et en néerlandais chez tg STAN. Un casting multilingue et multigénérationnel.
Autour des tables, on reconnaît aussi la chanteuse An Pierlé et son compagnon à la ville comme à la scène Koen Gisen. C’est que Sylvia sera un spectacle hautement musical, un « opéra pop », dont la bande-son sera composée et jouée en live par le couple, auquel s’adjoint un autre duo, Schnztl, formé par les tout jeunes Casper Van De Velde, au piano, et Hendrik Lasure à la batterie. Comme de coutume chez Murgia, le spectacle intègre aussi de la vidéo, live, prise en charge sur le plateau par Juliette Van Dormael, fille de Jaco qui signé la réalisation du premier court métrage de Murgia, Remember Me. Et pour renforcer ces rangs solidement féminins, le metteur en scène a fait entre autres appel à Aurélie Perret pour la régie plateau, à Emily Brassier pour la régie lumière et à Justine Lequette (3) pour l’assister.
« Le problème, c’est que nous n’avons pas les droits des écrits de Sylvia Plath », poursuit Murgia dans sa présentation du projet. Les soupçons qui pèsent sur Ted Hughes d’avoir volontairement détruit ou dissimulé des passages potentiellement compromettants pour lui du journal intime de sa femme (publié en 1982, l’année du Pulitzer) ont compliqué son héritage littéraire. Les descendants de Sylvia ont refusé de céder les droits demandés pour ce Journal et pour La Cloche de détresse, roman d’inspiration autobiographique publié un mois avant la mort de son autrice. Sylvia Plath y raconte le séjour à New York de la jeune Esther Greenwood, en tant que lauréate d’un concours de poésie, son retour chez elle, sa dépression, ses tendances suicidaires, son séjour en institution, les électrochocs et sa vie amoureuse.
L’ouvrage est une charge en règle contre le conformisme de la société américaine des années 50, où Plath écrit « Je n’ignorais pas que derrière les roses, les baisers, les soupers au restaurant que les hommes déversent sur une femme avant de l’épouser, ce qu’ils souhaitent réellement une fois la cérémonie achevée, c’est qu’elle s’écrase sous leurs pieds comme le plaid de la cuisine de Mme Willard. (…) Je me souvenais aussi de Buddy Willard affirmant de sa voix sinistre et assurée qu’une fois que j’aurais des enfants, je me sentirais différente, je n’aurais plus envie d’écrire des poèmes. J’ai donc commencé à croire que c’était bien vrai, que quand on est mariée et qu’on a des enfants, c’est comme un lavage de cerveau, après, on vit engourdie comme une esclave dans un État totalitaire. »
Face à ce problème de droits, Fabrice Murgia a demandé qu’on lance une recherche sur les possibilités juridiques. « Dans Le Chagrin des ogres, il y a une scène entière de Star Wars racontée avec des figurines, mais je n’ai jamais eu de problèmes ni avec Disney ni avec Lucasfilm parce que ça relève de la parodie, explique-t-il. On peut vraiment faire beaucoup de choses. On a un droit de citation, un droit de critique, de comparaison. » Dans Sylvia, le propos de Murgia est plus complexe que de retracer la vie de la poétesse: il s’agit en réalité du making of d’un film où un groupe de comédiennes tenterait collectivement de retracer son existence. « Je ne l’ai pas inventé ce mécanisme de narration pour ça mais il m’arrange bien en quelque sorte, parce que c’est une porte ouverte à la citation », continue le metteur en scène, qui a passé pas mal de temps, avec l’aide de dramaturges, à condenser les divers écrits de Sylvia jusqu’à obtenir une ossature, le squelette du spectacle.
5 juin 2018
La veille, près de 200 artistes femmes, actives principalement dans le secteur des arts de la scène mais pas seulement, se sont réunies sur les marches de l’entrée du Théâtre National pour mettre en avant des statistiques effarantes sur les inégalités dans les secteurs culturels. En 2018, certains déséquilibres demeurent. Dans le domaine du théâtre, par exemple, en Fédération Wallonie-Bruxelles, 80% des budgets des organismes sous contrat-programme sont gérés par des hommes. Le Conseil qui donne son avis sur l’octroi de ces contrats-programmes est composé de onze hommes et une seule femme. Dans la foule des manifestantes, on reconnaît plusieurs filles de l’équipe de Sylvia.
Ce 5 juin, tout le monde se retrouve pour la première fois sur la scène principale du National pour quelques jours de tests grandeur nature, dans le décor. Un décor de décors donc, puisqu’il s’agit d’un tournage, avec ses caméras, ses lumières, ses claps de début de séquence… « D’habitude on créée des univers en cachant la technique, ici je voulais justement la montrer, explique Fabrice Murgia. Je suis fasciné depuis toujours par le côté backstage, l’envers des panneaux de cinéma. Un décor de décors, c’est un endroit dans lequel il peut se passer beaucoup de choses, qui est déjà en soi porteur d’une histoire, peuplé de fantômes. Avec ce spectacle, j’explose complètement mes codes. »
Qu’est-ce que Sylvia attend des hommes? Elle veut un homme qui la laisse écrire!
Les premiers essais révèlent la complexité technique du projet. Équilibrage des micros des neuf comédiennes, de la musique du quartet et du chant d’An Pierlé, placements de la caméra, passage d’un plan à l’autre, d’un décor mobile à l’autre, du noir et blanc à la couleur. « Le but ici est de faire de la grammaire scénique, confie encore Murgia. Avant d’écrire le spectacle, je veux savoir quelle est ma palette de couleurs pour commencer à peindre. »
Les comédiennes ont revêtu des pièces dénichées par la costumière Marie-Hélène Balau dans les réserves du National. Robes ou jupes, tailles serrées, cheveux attachés et talons hauts. Fabrice Murgia leur demande de marquer encore plus le bruit de leurs chaussures sur le plancher. Puis il court sur le plateau et, montrant lui-même l’exemple, demande à ses comédiennes de retirer leurs escarpins, de les prendre en mains, de se rapprocher du sol et de les frapper en rythme, comme une percussion ponctuant la musique live. Improvisée, l’image de ces femmes alignées martyrisant cet accessoire contraignant -symbole de la femme sexy et séductrice- est forte. Juliette Van Dormael fait un travelling sur chacune d’elles, leurs mains et leurs visages magnifiés sur l’écran géant qui surplombe la scène. Est-ce que cette séquence sera retenue au final? Impossible à dire.
23 août 2018
Les répétitions vont bon train. Fabrice Murgia sculpte son spectacle en avançant par essais et erreurs, testant, ajustant, reprenant sans cesse, en allant chaque fois un peu plus loin dans son récit. Deux modules à deux niveaux occupent la scène. Les musiciens sont en haut, les techniciens et les comédiennes sont en bas. Celles-ci sont rassemblées dans leur « loge » ouverte et s’interpellent en plusieurs langues. « Qu’est-ce qu’on attend des hommes? » « Qu’est-ce que Sylvia attend des hommes? » « Elle veut un homme qui la laisse écrire! » Les regards des femmes, pleins d’admiration, se dirigent vers le ciel, vers Koen Gisen, en plein solo de saxophone, et Koen devient l’incarnation de Ted Hughes. An Pierlé fait alors une entrée spectaculaire, avec son trombone, par le rideau du fond, et, sur le grand escalier à roulettes, va rejoindre son amoureux. Le couple d’artistes d’aujourd’hui est le miroir du couple d’artistes d’hier, avec des préoccupations semblables, des dilemmes identiques.
« Sylvia a été découverte très jeune. Elle a été sélectionnée à 21 ans pour partir à New York et travailler un mois comme salariée dans le magazine féminin Mademoiselle. Moi j’ai décroché un hit en 1996 grâce au Humo’s Rock Rally, explique An Pierlé. Se retrouver si jeune au centre de l’attention peut être un cadeau empoisonné. Au début, Sylvia Plath voulait surtout plaire, je pense, mais ensuite elle a osé la laideur, écrire de façon non censurée, ce que peu de femmes ont fait avant elle. C’est ce vers quoi il faut aller: oser être authentique et trouver sa propre voix. À 22 ans, comme Sylvia, j’ai été envoyée à New York pour y rencontrer des producteurs, faire du songwriting avec des gens là-bas. On m’a dit littéralement: « tu es een jong kippetje, « une jeune poulette », tu dois d’abord apprendre de quelqu’un qui a plus d’expérience avant de pondre ton premier oeuf. » Koen me disait que je n’aurais qu’une seule fois l’occasion de pondre mon « premier oeuf artistique » et qu’il était important que ce soit mon « propre oeuf ». C’était une décision difficile. On me disait que si je les écoutais, j’aurais du succès, je deviendrais célèbre. Et tu veux cela, tu n’es pas sûre de toi. Est-ce que tu dois te raccrocher à des gens qui savent mieux que toi? » Mais celui des deux qui ressemble le plus à Sylvia dans le couple, c’est sans doute Koen, Monsieur An Pierlé quand Sylvia était Madame Ted Hugues. « Je peux témoigner que c’est difficile d’être estimé à sa juste valeur quand on est toujours dans l’ombre de quelqu’un d’autre », confie-t-il, se rappelant notamment comment les gens apostrophaient sa femme en rue sans lui prêter aucune attention, comme s’il n’existe pas. « Il y a dans Sylvia des choses très reconnaissables au niveau de la carrière artistique d’une femme, affirme le musicien. Il faut être jeune et belle jusqu’à ses 60 ans. Tous les clichés sont vrais. »
28 août 2018
Fabrice Murgia veut tester sur scène les possibilités musicales des machines à écrire. Un accessoire qui n’est absolument pas anodin puisque c’est à la fois l’instrument de Sylvia pour se réaliser en tant qu’écrivain, mais aussi le symbole de ce qui était plus ou moins sa seule alternative professionnelle: secrétaire. Dans La Cloche de détresse, la mère de la narratrice veut lui apprendre la sténo. « Le seul ennui, c’est que quand j’ai essayé de m’imaginer au boulot, jetant rapidement ligne après ligne sur un bloc… ma tête s’est vidée d’un seul coup. Je ne voyais pas un seul boulot à ma convenance où la sténo serve à quoi que ce soit. (…) Je me suis juré que je n’apprendrais jamais la sténo, pas un gramme… Si je n’apprenais pas la sténo, je n’aurais jamais à m’en servir. »
Les neuf comédiennes s’installent, alignées face au public, chacune avec sa machine. Casper Van De Velde, le batteur du quartet, dirige l’atelier de percussions en tapant de ses baguettes sur la scène pour marquer le tempo. Les doigts frappent en rythme. On tente des variations, plusieurs lignes qui se superposent. Fabrice Murgia leur complique la tâche en leur demandant de réciter toutes à la fois la lettre de refus d’éditeur qu’elles ont elles-mêmes écrite.
Pour la scène suivante, on procède à des tests de placement de caméra. La séquence prend place dans la cuisine. Sylvia bat des oeufs machinalement. « Prends un regard vide », demande Fabrice Murgia à Shana Lellouch, stagiaire assistante à la mise en scène qui fait ici office de doublure. Il donne comme référence la fameuse scène de l’épluchage des pommes de terre dans le film de Chantal Akerman Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles. Toujours dans La Cloche de détresse, Sylvia Plath fait dire à son héroïne: « J’ai essayé d’imaginer ce que serait ma vie si Constantin était mon mari. Cela signifierait qu’il faudrait que je me lève à sept heures pour lui préparer des oeufs au bacon, des toasts, du café, lambiner en chemise de nuit et bigoudis pour faire la vaisselle et le lit une fois qu’il serait parti travailler. Et quand il reviendrait après une journée dynamique et exaltante, il voudrait un bon dîner, mais moi, je passerais la soirée à laver d’autres assiettes sales jusqu’à ce que je m’effondre dans le lit, à bout de force. Cela me semblait une vie triste et gâchée pour une jeune fille qui avait passé quinze ans de sa vie à ramasser des prix d’excellence… Mais je savais que c’était ça le mariage. »
Sylvia Plath, vaincue par ses tourments, aura finalement baissé les bras, à 30 ans. Aujourd’hui, plus de 60 ans après sa mort, une dizaine de femmes artistes s’apprêtent à monter sur scène pour raconter son histoire, tout en démontrant par leurs actes mêmes que, même si ce n’est pas toujours simple, il est possible de concilier ce qu’elle croyait inconciliable.
(1) Présenté avec une nouvelle distribution du 6 au 13 décembre au Théâtre National.
(2) Les Enfants du soleil de Maxime Gorki mis en scène par Christophe Sermet à voir au Théâtre des Martyrs à Bruxelles du 2 au 13 avril 2019.
(3) Son premier spectacle (nominé dans les Découvertes aux Prix de la Critique) J’abandonne une partie de moi que j’adapte est repris le 13 octobre à Wolubilis et du 4 au 9 décembre au Théâtre des Martyrs à Bruxelles.
Sylvia: du 25 septembre au 12 octobre au Théâtre National à Bruxelles, le 14 mars au Théâtre de La Louvière, le 26 mars au Théâtre Le Manège à Mons, les 25 et 26 avril au Burlaschouwburg à Anvers.
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