50 ans de hip-hop, du ghetto au monde: comment cette culture a fini par conquérir la planète entière
Le hip-hop fête ses 50 ans! L’occasion de revenir sur les racines et les mythes fondateurs d’une culture, née à New York, dans les quartiers abandonnés du Bronx, pour finir par conquérir la planète entière.
Il a fallu attendre l’été. Mais grâce aux albums de Travis Scott et Lil Uzi Vert, le Billboard américain a finalement engrangé ses deux premiers n°1 rap de l’année! Avant cela, le début d’année avait été plus timide. De quoi alimenter l’hypothèse qui court depuis quelques mois: celle du ralentissement d’un genre qui domine les charts depuis une décennie. C’est ce que montre en tout cas les chiffres du marché américain. Le rap ne gagne plus de “part de marché”. À moins qu’il ne se soit disséminé et répandu dans chaque genre musical? Difficile en effet de nier son influence toujours majeure sur la culture pop actuelle. Au moment de fêter ses 50 ans, le hip-hop et ses quatre disciplines -le rap, le deejaying, le graffiti et le break- sont partout. Dans la musique, mais aussi le cinéma, les séries, la mode, le sport (le breakdance comme nouvelle discipline olympique à Paris, l’an prochain), etc. Pas mal pour une culture née sur un territoire -le Bronx- pas plus grand que Bruxelles. Et dont les bases ont été lancées lors d’une… boum d’ados. C’était le 11 août 1973, au 1520 Sedgwick Avenue.
Chaque courant culturel a son mythe fondateur. Celui du hip-hop fait l’objet d’un quasi-consensus. Cet été-là, Cindy Campbell a 15 ans. Et des envies de se refaire une garde-robe avant la rentrée des classes. Pour financer son shopping, elle a l’idée d’organiser une soirée -25 cents l’entrée pour les filles, 50 pour les garçons. Elle loue la salle communautaire de l’immeuble, demande à ses parents de s’occuper de la “sécu”. Et “engage” son grand frère, 18 ans, comme DJ. Son prénom est Clive. Mais vu sa taille, et la force de bœuf avec laquelle il attaque le panier au basket, certains l’ont rebaptisé Hercule. Le colosse va raccourcir et customiser le surnom pour mieux le taguer sur les murs: Kool Herc. C’est sous ce blaze qu’il va officier en tant que DJ. Et signer ce qui deviendra l’acte de naissance officiel du hip-hop…
Le pouvoir du break
Que se passe-t-il exactement ce soir-là? Pour la soirée organisée par sa sœur, Herc a descendu tout son matériel de DJ dans la salle du rez-de-chaussée. Arrivé de Jamaïque à New York à l’âge de 12 ans, il a gardé le souvenir des sound systems surpuissants de Kingston. Il n’a d’ailleurs pas hésité à bidouiller la sono du paternel pour lui donner encore plus d’impact. Il joue donc fort. Mais c’est surtout ce qu’il joue qui va trancher. À l’époque, le son en vogue est surtout celui de la Philly soul et du disco. Une musique soyeuse et luxuriante qui colle bien avec l’arrivée d’une nouvelle bourgeoisie noire -celle qui, malgré l’assassinat de Martin Luther King, a pu profiter des avancées de la lutte pour les droits civiques.
Dans le Bronx cependant, l’ambiance n’est pas tout à fait aussi apaisée. Délaissé par les autorités publiques depuis des années, le quartier a sombré dans le chaos. Il est en proie aux propriétaires immobiliers qui n’hésitent pas à mettre eux-mêmes le feu à leurs bâtiments pour récupérer les assurances -au cours des années 70, le South Bronx comptera jusqu’à 12 000 incendies en moyenne par an, perdant 40% de son parc immobilier, souligne Peter Shapiro, dans son histoire du disco, Turn the Beat Around. Parfois, un mot est envoyé aux locataires pour les prévenir que l’immeuble allait être incendié le soir même. Certains habitants n’osent alors même plus retirer leurs chaussures pour dormir…
Aux ambiances doucereuses de la disco-soul, Herc va donc préférer le son plus brut du funk. Il joue du James Brown (Give It Up or Turn It Loose), le Scorpio de Dennis Coffey, ou encore l’Apache du Incredible Bongo Band. Surtout, il va remarquer que certains passages remplissent plus facilement la piste que d’autres. Ceux pendant lesquels le groupe se met en retrait pour laisser la place à la basse et à la batterie: le break. Kool Herc va alors se concentrer sur ses parties. Il va commencer à les jouer en boucle pour le plus grand plaisir des danseurs. Baptisé le merry-go-round (le manège), cette séquence deviendra sa marque de fabrique. Et la boucle, l’ADN de la musique hip-hop.
Ce n’est pas tout. Herc cherche aussi à retrouver la vibe des soirées jamaïcaines où le DJ est accompagné d’un “toaster”, haranguant les danseurs. Il prend donc volontiers le micro. Ou, comme il a de plus en plus à faire derrière ses platines, il le laisse à son pote Coke La Rock. Le champ est libre. Les interjections d’encouragement du début deviennent rapidement des phrases, puis des textes entiers. Le rap est né. Ce n’est évidemment pas la première fois que l’on parle sur de la musique. Mais en réduisant le son à une simple boucle, Herc crée un terrain privilégié. Comme l’écrit Jeff Chang dans son incontournable Can’t Stop Won’t Stop, “Herc avait mis la musique à nu en la dépouillant de tout, sauf de ses éléments basiques les plus puissants -le rythme, le mouvement, la voix, le nom”.
Kool Herc a donc déniché l’élément de base de la fission hip-hop. Mais celui qui va mettre au point l’alchimie définitive se nomme Grandmaster Flash. Également originaire des Caraïbes (de La Barbade), Joseph Saddler, de son vrai nom, va affiner la formule. Il va notamment s’inspirer des mix disco où les transitions se font de manière plus fluide. Ce qui n’est pas vraiment le cas chez Kool Herc. La technique ne l’intéresse pas vraiment. Il se contente souvent d’enchaîner les disques sans se soucier des différences de tempo.
Flash va amener une approche plus précise, quasi scientifique. Étudiant en électronique, il trafique sa table de mixage, améliore ses platines, etc. Au bout de mois de tâtonnements, il réussit à mettre au point une nouvelle “grammaire” des platines. Il dissèque le break au scalpel (cutting), le fait “bégayer”, en ramenant le disque en arrière (backspin), jouant avec deux exemplaires du même vinyle pour créer des loops. La méthode est révolutionnaire. Si Herc a découvert que la Terre était bien ronde, Flash a réussi à la faire tourner.
Pax hip-hop
Reste un troisième personnage pour compléter ce qui est souvent considéré comme la sainte Trinité hip-hop: Afrika Bambaataa. Si aujourd’hui son image est passablement ternie (lire ci-dessous), “Bam” est longtemps passé pour le grand pacificateur. Ancien membre des Spades, il a bien connu la violence de la rue. Le 8 décembre 1971, il est d’ailleurs présent au gymnase du Bronx Boys Club quand les gangs noir et latino signent un “traité de paix”. Un pacte qui permettra, écrit Jeff Chang, aux “énergies juvéniles” de délaisser “l’implosion nihiliste pour l’explosion créatrice”. Né Lance Taylor, fils d’émigrés venus de Jamaïque et de La Barbade, Afrika Bambaataa va ainsi fonder non pas un nouveau gang, mais une “organisation”: la Zulu Nation. Traversant les anciens territoires ennemis, il essaime son slogan: “peace, unity, love and having fun”, la paix, l’unité, l’amour et l’éclate…
“La violence ne s’était pas subitement arrêtée”, précise encore Jeff Chang. Mais “dans la nouvelle hiérarchie du cool du Bronx, l’homme aux disques avait remplacé l’homme aux couleurs de gangs”. En l’occurrence, la collection de vinyles d’Afrika Bambaataa balaie large. Elle va de Dizzy Gillespie aux Rolling Stones, en passant par les B52’s, Gary Numan ou des musiques de pub. Cette ouverture, il va la concrétiser dans un tube révolutionnaire. En 1982, Planet Rock signe la rencontre entre les breaks hip-hop, le funk de George Clinton et l’électro teutonne de Kraftwerk. Le rap sera le premier mouvement musical “mondialisé”.
Les premiers tubes
Bambaataa n’est évidemment pas le premier à produire un tube rap. Dès 1977, Kurtis Blow est signé par une major. Mais le premier vrai hit rap, celui qui va lui ouvrir les portes du grand public, est bien Rapper’s Delight, en 1979. Il est signé du Sugarhill Gang. Un groupe alors totalement inconnu, y compris dans le Bronx. Pour cause, il est une pure création de la patronne du label Sugar Hill, Sylvia Robinson. L’ancienne chanteuse soul sent qu’il y a quelque chose à faire avec cette nouvelle musique sur laquelle dansent les kids. Problème: les intéressés, Grandmaster Flash en premier lieu, ne voient pas trop l’intérêt de graver sur disque le son de ce qui tient surtout de la tchatche improvisée en soirée. Robinson, pourtant, s’entête. Elle a le déclic quand elle entend un jour un pizzaïolo se mettre à rapper entre deux quatre-saisons. Henry “Big Bank Hank” Jackson, 23 ans, n’est qu’un amateur. Mais quelques jours plus tard, il rentre en studio, avec deux autres camarades, dégotés à la dernière minute -Michael “Wonder Mike” Wright et Guy “Master Gee” O’Brien.
Samplant “joyeusement” le Good Times de Chic, le disque fait un carton. Au point que Grandmaster Flash et ses Furious Five se ravisent et finissent par signer avec Sugar Hill. En 1982, même si seul Melle Mel participe à sa création, The Message sort sous leur nom. Racontant la vie du ghetto, il tranche avec les thématiques festives habituelles. Cela ne l’empêche pas de faire un carton…
Le rap est alors définitivement lancé. Certains pensent encore que la mode n’est que passagère. Mais en 1983, dix ans après la fameuse boum de Sedgwick avenue, un nouveau trio sort son premier single, It’s Like That. Il se nomme Run DMC. Managé par Russell Simmons -frère de Joseph, l’un des membres du groupe-, et un étudiant juif de NYU, nommé Rick Rubin, il va devenir l’un des groupes les plus vendeurs et influents de l’époque, réussissant notamment le crossover avec le fameux Walk This Way, avec les rockeurs d’Aerosmith. Mais ça, c’est une autre histoire…
Hip-Hop Hooray!
Cinquante ans, cela se fête. À New York, cela fait en tout cas plusieurs semaines que les événements se succèdent. Ballet de drones dans le Queens, chorégraphies collectives sur Times Square ou encore exposition immersive –Hip Hop Til Infinity– au Hall des lumières… Une tournée d’une petite dizaine de dates intitulée Masters of the Mic – Hip Hop 50 Tour, a également été lancée avec une affiche old school relevée -Rakim, Big Daddy Kane, Slick Rick, KRS One, EPMD et Doug E Fresh. Mais la célébration la plus spectaculaire a eu lieu la semaine dernière, au mythique Yankee Stadium -là, où lors d’un match de 1977, voyant les feux se multiplier dans les quartiers avoisinants, le commentateur Howard Cosell avait annoncé: “The Bronx is burning”. Un peu plus de 40 ans plus tard, y ont défilé: Run DMC, Snoop Dogg, Lil Wayne, Ice Cube, Kool Herc, etc. Et par ici? Les festivités sont plus timides. Après une première fête organisée par Mellodiggerz en juin dernier, à Bruxelles, et une “block party” intitulée Beyond the Breaks, au théâtre de Louvain, le week-end dernier, c’est le Rap Book Club qui célébrera le cinquantenaire avec une édition spéciale le 23 novembre prochain à l’Espace Magh, à Bruxelles.
Que sont-ils devenus ?
Kool Herc
Pionnier du hip-hop, Kool Herc n’a jamais vraiment tiré grand profit de son titre. Contrairement à Grandmaster Flash ou Afrika Bambaataa, sa renommée ne sera sanctionnée par aucun tube. Pire: en 1977, lors d’une soirée, alors qu’il tente de calmer une bagarre, il reçoit plusieurs coups de couteau. L’incident l’écartera pendant un long moment des platines. Quand il réapparaîtra, les MC/rappeurs auront pris l’ascendant sur les DJ. Délaissé, il glissera pendant plusieurs années dans la drogue. Aujourd’hui, avec sa sœur Cindy, celui qui sera introduit en novembre prochain au Rock and Roll Hall of Fame, fait en sorte que son apport ne soit pas oublié.
Grandmaster Flash
Après le carton de The Message -sur lequel, pour rappel, il n’a absolument joué aucune note-, Grandmaster Flash va rapidement prendre ses distances avec ses Furious Five et surtout s’embrouiller avec le label Sugar Hill de Sylvia Robinson. Le tube lui aura quand même permis d’ancrer son statut de légende, y compris dans l’esprit du grand public. Un culte qu’il a continué d’entretenir en donnant des DJ set old school, un peu partout dans le monde. Et que ni un album calamiteux (The Bridge en 2009), ni une apparition dans The Masked Singer (cette année), n’auront vraiment réussi à ternir….
Afrika Bambaataa
En créant la Zulu Nation, Afrika Bambaataa va donner un premier cadre à ce qui a démarré comme un mouvement culturel très spontané. L’aura rassembleuse de Bambaataa s’est cependant largement détérioriée depuis les accusations de pédophilie. Dès 2016, l’activiste Ronald Savage, ancien membre de la Zulu Nation, a accusé le leader d’abus sexuels, en 1980, alors qu’il était âgé de 15 ans. À la suite de ces révélations, trois autres hommes ont publié des récits similaires. Ce qui amènera l’organisation à renvoyer leur ancienne figure de proue. Jusqu’ici, Bambaataa a toujours nié les faits. En 2021, il a fait l’objet d’une nouvelle plainte d’un homme l’accusant d’abus sur mineurs et de trafic sexuel…
Sylvia Robinson
Ancienne chanteuse r’n’b –Love Is Strange, entendu dans Dirty Dancing-, Sylvia Robinson, née Vanderpool, va surtout s’épanouir dans la production. Elle fondera, avec son mari Joseph, plusieurs labels, dont Sugar Hill (les tubes Rapper’s Delight, White Lines, The Message, etc.). Hélas, la gestion de l’enseigne se révélera calamiteuse, certains dénonçant des pratiques mafieuses. Après la faillite de Sugar Hill, Robinson lancera encore plusieurs autres projets -en 1989, elle signe le groupe qui deviendra plus tard Naughty By Nature. Mais elle ne retrouvera plus jamais le même succès. En 2011, elle meurt d’une crise cardiaque. Elle avait 76 ans.
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