Yann Legendre

“Si j’avais pu être réalisateur, j’aurais pris mon histoire et j’en aurais fait un film. Le dessin, bizarrement, est assez secondaire.” © CHLOÉ VOLLMER

Au sommet de son art -le graphisme et l’illustration-, le Français Yann Legendre descend de son piédestal international pour se réinventer en dessinateur de bande dessinée. Vega marque ainsi un tournant, en plus d’être la dernière perle SF de l’année achevée.

À bien regarder la liste de ses clients qu’on peut consulter sur son site personnel, outil de base du graphiste indépendant, on se demande quand même ce que Yann Legendre vient faire là, sous un ciel gris et dans un café bruxellois, et s’il n’a pas autre chose à faire qu’à défendre, en compagnie de son scénariste Serge Lehman, un album de bande dessinée dont les deux ans de travail qui se cachent derrière ses 160 pages lui rapporteront probablement bien moins qu’une de ses “piges” auprès d’American Express, Lufthansa, Red Bull ou Ferrari, voire les villes de Paris ou de Chicago, pour lesquels il a déjà fourni une direction artistique, le redesign d’un logo ou d’innombrables visuels. La réponse est d’une fraicheur qu’on ne croise que rarement chez les quinquagénaires, mêmes jeunes comme lui (Yann Legendre est né en 1972): parce qu’il avait trop envie de raconter des histoires. “Je suis parti dans des directions très éloignées de la BD, mais j’ai toujours eu l’envie d’en faire, j’ai toujours baigné dedans, la science-fiction, Métal Hurlant, les albums de mon père qui était un grand collectionneur… Mais j’y reviens pour raconter des histoires, le dessin n’est qu’un prétexte. Si j’avais pu être réalisateur, j’aurais pris mon histoire et j’en aurais fait un film. Le dessin, bizarrement, est assez secondaire.” Une affirmation qui fait immédiatement bondir son scénariste, lequel nous disait… exactement le contraire quelques minutes plus tôt: “L’intérêt central du livre, ce n’est pas l’histoire, c’est le dessin. L’émotion graphique, l’expérience esthétique que Yann propose, la construction de ses images, saisissantes et instantanément inoubliables. L’histoire n’a pas tant d’importance que ça.

Le dernier de son espèce

Il faut de fait ouvrir Vega pour se retrouver immédiatement immergé dans un récit qui, dans les canons franco-belges, n’a guère d’équivalent: des pages “glossy” à bords perdus proches du comics grand format, dans lesquelles les dessins réalistes et synthétiques de Legendre, réalisés en infographie, ont enfin l’espace pour s’épanouir: un trait numérique et un travail sur les aplats noirs qui ont fait sa patte, son identité et sa réputation, cette fois remplies de couleurs (!) au service d’un récit pensé comme un one-shot et lui-même rempli de mille idées prospectives. Nous voilà en 2060, soit demain, dans un monde où la “guerre sourde” a remplacé la froide, où les mafias d’État et les villes sécessionnistes ont pris le pouvoir et où la question du vivant devient prégnante, à l’image de la folle découverte réalisée par la scientifique Ann Vega sur l’île de Java à l’occasion d’une éruption suivie d’un tsunami: une femelle orang-outan a survécu à l’extinction de son espèce! La question va alors être posée, par Ann et par d’autres: que faire de celle-ci? La protéger et l’envoyer par téléportation dans l’Arche installée en orbite? Ou au contraire la faire proliférer sur Terre, via le clonage et d’autres manipulations génétiques qui s’annoncent, à l’image d’Alter Pongo, gourou d’un mouvement antispéciste radical, et lui-même pourvu de bras qui n’ont plus rien d’humains?

© National

J’avais l’idée de base, le canevas et mes personnages principaux, mais je savais que je devais m’associer avec un scénariste. Pour ma première bande dessinée (Flesh Empire, en noir et blanc et en 2019, NDLR), j’avais mis six mois à écrire le scénario avant de me mettre au dessin, et j’ai détesté dessiner après avoir écrit! J’ai gardé pendant des mois des images dans la tête et je les ai recrachées petit à petit, presque comme une imprimante. Cette fois, Serge écrivait une scène, me l’envoyait, et je la dessinais en connaissant l’arc narratif principal mais en ignorant ce qui allait se produire deux ou trois pages plus tard. Ça permet de rester frais dans le dessin, c’est le présent qui compte, pas ce qui se passe dans les pages qui vont suivre.Une démarche qui lui permet alors de se rapprocher de son travail d’illustrateur de presse, où il est là aussi une star très demandée, du Monde au New York Times, en passant par Télérama, le New Yorker, Wired ou même votre Focus Vif: “Trois lignes d’article pour faire naître l’illustration adéquate qui sera lue en une seconde. Seul le temps de lecture est différent en bande dessinée, où je peux étendre les narrations visuelles et m’essayer à la couleur, plutôt à la lumière, elle aussi narrative, pour créer des sensations, des atmosphères, et ce côté immersif auquel je tenais beaucoup. Vega lui a ainsi permis de faire des pas de géant et de bédéiste depuis Flesh Empire, pas dont il est le premier conscient: “Avec Flesh Empire, ma part de dessinateur prenait encore le dessus sur ma part de raconteur. Il m’arrivait de modifier le scénario pour y mettre le dessin que je voulais. Je n’ai jamais demandé ça à Serge.” Lequel confirme, tout en rendant à Yann ce qui appartient à Yann en ce qui concerne l’autre grande réussite de ce one-shot qui pourrait ne pas le rester, à savoir un récit aussi fluide qu’il n’est complexe. “Mais c’est parce que Yann prend la place dont il a besoin. Là où beaucoup useraient de deux cases, lui va en faire une double page qui offre une respiration graphique empêchant d’être submergé par le texte.

Vega, de Yann Legendre et Serge Lehman, éditions Albin Michel, 162 pages.

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