Au moment où Julian Assange créa WikiLeaks, il ne pouvait nourrir aucun doute sur ce qui serait son destin: devenir, à terme, le plus grand paria que la terre eût porté. Il savait que faire profession de rendre publics les secrets que les pouvoirs s’acharnaient à soustraire à la curiosité d’autrui équivalait à désigner son propre cou à leur guillotine. Personne n’aime que l’on vienne fouiller dans ses affaires -mais c’est lorsque la fouille en question n’a pas d’autre but qu’exposer lesdites affaires qu’elle devient impardonnable. Voler un secret n’est rien, pour autant que sa nature de secret ne soit pas altérée; c’est briser un secret, lui ôter sa nature de secret en le divulguant, qui constitue le plus grand des péchés. Car qu’est-ce qu’un secret, sinon quelque chose dont on ne sait même pas qu’il est un secret -quelque chose dont tout le monde, sauf quelques-uns, ignore jusqu’à la simple existence? Une fois qu’un secret est désigné comme secret, il n’en est déjà plus tout à fait un; il a basculé du monde de l’inexistant dans celui de l’existant, de l’invisible dans celui du visible. Il ne reste plus qu’à briser le sceau qui en rend l’accès difficile pour que tout un chacun, en toute liberté, soit désormais informé de son contenu -lequel est le plus souvent dérisoire. Telle était l’activité principale de Julian Assange, avec WikiLeaks: soutenir qu’il existait des secrets, pointer ceux-ci, et puis, une fois pointés, s’arranger pour qu’ils fussent divulgués sans restriction. De manière prévisible, ces secrets étaient misérables: des négociations plus ou moins tortueuses visant à asservir ou rouler tel ou tel individu, tel ou tel groupe ou tel ou tel gouvernement. C’étaient des secrets de pouvoir (économique, politique ou militaire) comme il en avait existé depuis la nuit des temps -et comme il en existera jusqu’à ce que l’humanité finisse par disparaître. Pourtant, les pouvoirs qui prétendaient les soustraire à la curiosité publique se comportaient de la même façon que s’il s’agissait d’affaires d’une importance capitale, presqu’inouïe. La vérité était bien différente: les affaires que les pouvoirs souhaitaient recouvrir du voile du secret n’étaient importantes qu’autant qu’elles demeuraient secrètes. C’était le secret qui était l’important; c’était lui qui conférait aux petites manigances, aux vagues complots de telle ou telle autorité leur dimension de question d’Etat -et lui seulement. Une fois le secret levé par l’intervention d’un des informateurs d’Assange, la seule chose qui en restait était la culpabilité un peu ridicule, l’embarras enfantin de celui qui se trouvait pris sur le fait. Il n’y avait pas d’autre raison à la vindicte qui accueillait chaque nouvelle « révélation » de WikiLeaks, et qui finit par se transformer en chasse à l’homme forçant l’intéressé à trouver refuge dans l’ambassade de l’Equateur à Londres. Une fois un secret désigné en tant que secret commençait la longue procédure aboutissant à exposer combien le pouvoir était avant tout une blague un peu pathétique. Le nom même de WikiLeaks en portait le témoignage: en fait de « révélations », ce que l’équipe d’Assange rendait public, c’était des « leaks », des « écoulements », des « fuites ». Derrière l’idée de WikiLeaks se profilait une vision du pouvoir insistant sur son caractère incontinent -sur le fait que le pouvoir était une chose sénile, incapable de maîtriser ses organes. Tout pouvoir ne cesse de se pisser dessus, et WikiLeaks ne faisait qu’en recueillir les écoulements les plus embarrassants -ceux qui manifestaient combien le roi avait toujours été nu. C’est-à-dire: combien la construction fantasmatique articulant en une entité discrète pouvoir, affaires et secret était une pure construction fantasmatique, une pure apparence sans fondement. Le pouvoir n’était que le pouvoir d’avoir des secrets, et ces secrets n’étaient rien d’autre que ce que tout le monde avait toujours su: que le pouvoir n’était en effet que le pouvoir d’avoir des secrets.

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