DANS LE LONDRES AMPHÉTAMINÉ DE 1964, KIT LAMBERT ET CHRIS STAMP DÉBUSQUENT LES HIGH NUMBERS, MISFITSREBAPTISÉS THE WHO, QU’ILS MANAGENT COMME EUX-MÊMES: EN STARS AUTODESTRUCTIVES.

Lambert et Stamp débarquent dans le rock de 1964 où le rhythm’n’blues bluffeur de James Brown pervertit des ados anglais en crise de fringues: le terme « mods », dérivé de « modernist », désigne à l’origine les musiciens de jazz des années 50 et leurs fans. Ravalés sixties, cela donne scooters, costards et cravates filasses, pompes bicolores pour les mecs, mini-jupes, jerseys cintrés, khôl maximal pour les filles, avec de vieux symboles britons recyclés, comme le sigle bleu-blanc-rouge de la Royal Air Force incrusté dans les parkas vert olive. Kit Lambert, qui a une formation d’assistant ciné, embarque une connaissance du même milieu, Chris Stamp, dans la réalisation d’un film documentaire sur ce Swinging London qui ne dort pas. Pour illustrer le propos électrique, Lambert/Stamp filment les High Numbers en août 1964 dans un hôtel au nord-ouest de Londres. Soit un étudiant en art, Pete Townshend, qui découvre comment fracasser sa guitare sur les plafonds bas des clubs humides, et trois prolétaires de base. Un ouvrier-chanteur qui dialogue avec ses poings (Roger Daltrey), un bassiste employé au service de la taxation (John Entwistle), et un batteur éjecté de l’adolescence, vendeur de cloisons en plâtre (Keith Moon). Il faut un génial instinct pour comprendre alors le potentiel de ces quatre mecs a priori destinés à singer les Stones ou les Kinks, valeurs fulgurantes du moment. Lambert et Stamp rachètent le contrat de management des High Numbers pour 250 £ et recadrent presto l’affaire. En encourageant le « modisme » musical qui convertit la soul US en frénésie british, et en conceptualisant l’image des High Numbers (re)nommés The Who.

Dans le documentaire Lambert & Stamp, production américaine de 2014(1), on expose la tactique de Kit et Chris: encourager l’extravagance de leurs poulains, celle par exemple qui consiste à exploser soir après soir des guitares onéreuses. Comme un mantra je-m’en-foutiste, considérant que le fric est juste l’élément abstrait d’une stratégie mordue d’ambition. Ce sens du coup de pub détonne dans l’époque (les Beatles de 1964 portent encore le costard-cravate), marque d’une attitude aristo, détachée, snobbish, vaguement nihiliste: celle de Christopher Sebastian Lambert. Moitié du management, Kit a le genre de CV qui plane sur le boeuf à la menthe: fils de compositeur célébré (Constant Lambert), étudiant à Oxford, et même explorateur en Amazonie où il sera accusé, puis innocenté, du meurtre d’un compagnon de bringue. L’autre pièce du duo, Christopher Thomas Stamp, est d’une sauce différente. Prolo, cockney de l’est-londonien, fils de marin, Chris dira plus tard de son association inattendue: « Kit et moi étions tous les deux marginalisés, moi par ma classe sociale, Kit parce qu’il était gay. » Une préférence sexuelle alors hors-la-loi en Grande-Bretagne… Passe aussi dans le champ de vision et de conception Terence, frère de Chris, bientôt énorme vedette ciné des années 60, chez Ken Loach ou Pasolini. Plus d’une fois, Terence renflouera les finances percées du tandem. Parce qu’il est clair que le schéma des managers pour les Who est une projection absolutiste qui se fout des moyens réels -guère réaliste, donc. Ce qui compte? Broder une légende, construire une star-attitude et pousser la musique au-delà des attendus. D’autant que la mode mod, à partir de 1966-1967, est déjà une affaire essoufflée, quasi vintage.

Grand canal de Venise

Kit Lambert comprend que Townshend compositeur doit investiguer de nouvelles voies pour que les Who puissent émerger avec panache des sixties, autrement qu’armés d’une collection de singles. Il l’introduit à la musique baroque de Purcell -qui influence la structure de The Kids Are Alright- et quand Pete pense écrire un disque autour du gourou Meher Baba, Lambert lui suggère plutôt une histoire calée dans l’après-Seconde Guerre mondiale. Ce sera Tommy, concept-album barré des expériences hallucinées d’un mec « idiot, sourd et aveugle« : sorti en mai 1969, le double, vendu à 20 millions d’exemplaires, donne également une extraordinaire légitimité intellectuelle et artistique à Townshend & Co. Cela poussera Tommy à d’autres incarnations, dans une version orchestrale en 1972 et au cinéma trois ans plus tard, via la réalisation baroque de Ken Russell. Ce film est l’un des premiers cailloux dans la chaussure de Kit Lambert: il s’est proposé pour diriger le film, Townshend n’en a pas voulu. Vexation, blessure, prémices de troubles à venir. En une décennie, Lambert et Stamp ont épaissi leur business, créant Track Records, label qui, outre les Who, signe Jimi Hendrix, Golden Earring et le Fire du Crazy World Of Arthur Brown, numéro un anglais à l’été 1968. A partir de là, c’est le cycle mille fois vécu du trop-de-fric-succès-mondanités-excès-drogues-alcool. Lambert, héroïnomane, perd pied entre la nuit londonienne et le Palazzio Dario acquis sur le Grand Canal de Venise. Pas de raison qu’il soit moins star que Townshend et Daltrey, si? Le dérapage, qui n’est pas rattrapable, lui, se situe au niveau des finances: en 1974, Lambert et Stamp, accusés par les Who de « mauvaise gestion » –comprenez capitaux fuyants et manque de rentrées dans les caisses-, sont sèchement remerciés par le groupe. Lambert, qui ne retrouvera jamais un job de même ampleur, disparaît dans la tradition du genre maudit: d’une hémorragie cérébrale, un peu avant son 46e anniversaire, le 7 avril 1981. Chris Stamp fait mieux en changeant radicalement de vie et de pays: désintoxiqué en 1987, il devient thérapeute à New York, et le reste jusqu’à sa mort d’un cancer à l’automne 2012 à l’âge de 70 ans. Les deux étant raccord avec le destin funeste des Who, veufs de leur batteur Keith Moon, en 1978, et du bassiste Entwistle, en 2002. Flamboyance et hécatombe: un frustrant programme intimement partagé entre managers et managés.

(1) EN DVD-BLU RAY-VOD LE 18 AOÛT

CHAQUE SEMAINE, COUP DE PROJECTEUR SUR UN CHERCHEUR D’OR MUSICAL.

TEXTE Philippe Cornet

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