APRÈS AVOIR BOUCLÉ LE RING LONDONIEN À PIED, L’ÉCRIVAIN IAIN SINCLAIR S’EST ATTAQUÉ À LA NOUVELLE LIGNE DU MÉTRO AÉRIEN. L’OCCASION D’UNE ERRANCE AUSSI DRÔLE QUE FÉROCE DANS UNE VILLE EN MUTATION PERMANENTE. UN RÉCIT JOUISSIF, PORTÉ PAR UNE ÉCRITURE QUI AVANCE AU PAS. EXPLICATIONS PAR L’EXEMPLE, LORS D’UNE BALADE LIÉGEOISE

Liège, En Neuvice. La promenade n’a démarré que depuis quelques mètres qu’Iain Sinclair sort déjà son appareil photo. Collé sur un mur, un avis de recherche a attiré son attention: « Koala disparu ». « Aidez-nous à retrouver Kiki notre petit koala. Il aime manger des feuilles en tout genre, s’il vous plaît vérifiez dans votre jardin. » Récompense assurée… « A Londres, on recherche son chat ou son chien. C’est la première fois que je vois ça« , rigole Iain Sinclair.

Et on peut dire qu’il la connaît bien, sa ville. Cela fait des années que l’écrivain arrivé sur le tard -il a d’abord été docker, jardinier, libraire, etc…- l’arpente à pied. Ses pérégrinations, il en a même fait le moteur de son écriture. Dans London Orbital, Sinclair suivait par exemple le tracé de la M25, l’autoroute qui fait office de ring autour de la capitale anglaise. Récemment, c’est son London Overground qui a bénéficié d’une traduction française, aux éditions Inculte. Cette fois, il a passé une journée à longer le trajet effectué par la Ginger Line, la partie du nouveau métro aérien londonien qui file vers l’est de la ville. Dans l’aventure, il a embarqué le réalisateur expérimental Andrew Kötting, ours grumpy qui, en bon Sancho Panza, assure une bonne partie de la dynamique comique de l’expédition donquichottesque. Digressions poétiques, rencontres absurdes et commentaires sarcastiques: London Overground est une nouvelle occasion de montrer comment la ville évolue. Comment elle redéfinit constamment ses territoires, investissant certains, et en délaissant d’autres. Salons de thé vegan d’un côté, raves secrètes de l’autre. Commerces traditionnels déclassés contre boutiques bobos décorées de palettes en bois. « Londres est un terrain d’exploration infini, parce qu’il change tout le temps. Vous pouvez faire tous les jours le même trajet, vous découvrirez à chaque fois autre chose. Les choses apparaissent, puis disparaissent, parfois du jour au lendemain. »

A Liège, la rue En Neuvice, seule artère de la cité à avoir gardé son tracé médiéval, est un bon exemple local. Délaissée pendant des années, elle a retrouvé une nouvelle vie: entre un salon de toilettage pour chiens (« Le sens du poil », sic) et les tabliers de cuistots vendus à la Colporteuse, pointent également une boutique design, un « concept store » et un hôtel branché… C’est là que l’on retrouve Iain Sinclair, le lendemain d’une rencontre organisée par la librairie Livre aux trésors. L’occasion de lui proposer une petite balade matinale, dans les rues de la Cité ardente.

1 En Neuvice. « La marche est une activité quotidienne. Tous les matins, je sors me promener, faire le tour du quartier. L’objectif n’est jamais réellement de penser à l’écriture. Au contraire. Le but est de laisser l’esprit divaguer, de s’ouvrir au monde, se reconnecter à la réalité. » Au bout de la rue, il s’arrête devant une plaque en métal: « Le 17 février 1989, Georges Simenon accepta en souvenir de son adolescence et à titre tout à fait exceptionnel la présidence d’honneur du 25e anniversaire de ce piétonnier. » Dans l’une de ses parenthèses typiques de London Overground, Sinclair évoque Un crime en Hollande, de l’écrivain liégeois. Dans ce roman de 1931, le commissaire Maigret, monoglotte, communique péniblement avec une population qui ne parle rien d’autre que le néerlandais: « Marcher est son seul instrument d’investigation« , écrit Sinclair.

2 Place Saint-Lambert. « Je ne connais pas bien Liège. De ce que j’en ai vu, elle m’apparaît comme une ville un peu étrange. Pas surréaliste, non, mais bizarre, avec le fleuve, les traces de l’ancienne cité… Regardez la place Saint-Lambert. Quelque chose d’important a disparu ici: une cathédrale a été entièrement détruite par la Révolution française. Et qu’est-ce que vous faites de cette histoire? Vous posez quelques colonnes en fer symboliques, aux quatre coins de la place » (rires). Devant les galeries Saint-Lambert, les bus de la Tec défilent. Quelques gueules cassées aussi. La ville a beau avoir fait le « nettoyage », Toxcity resurgit encore ici et là… « Hier soir, en rentrant à mon hôtel, j’ai pu voir l’une ou l’autre chose se passer… Généralement, tous ces petits trafics se déroulent autour des arrêts de bus. Ce sont des endroits parfaits pour ça: des lieux de transit, où les gens vont et viennent… Vous aurez toujours une bonne raison d’y traîner. Récemment, je suis passé par Oxford, une ville universitaire bien sous tous rapports. Même là, la gare de bus était squattée par des dizaines de dealers et de gens qui dormaient par terre. »

3 Rue Gérardrie, place Saint-Etienne. A l’ombre du centre commercial, les petits commerces donnent l’impression de sommeiller. La boutique de télécom est ouverte, et le magasin de fringues hip hop a ses premiers clients… Mais à 10 h du matin, une bonne moitié des volets de la rue Gérardrie restent encore abaissés. Comme un parfum de crise qui fait désormais partie du décor. « Dans une ville comme Londres, la tension est de plus en plus grande entre ceux qui sont assez riches pour habiter la ville et la partie de plus en plus importante de la population qui est obligée de partir. Faute de moyens, les jeunes ne trouvent plus de logements, et sont poussés dehors. Cela crée énormément de frustrations. Dans les rues de Londres, chaque jour, typiquement, vous assistez à des bagarres entre les cyclistes et les taxis. Soit, symboliquement, les deux façons de vivre la ville. » Les errances londoniennes de Sinclair sont souvent peuplées de personnages originaux, décalés. Voire carrément marginaux, montrant l’image d’une ville beaucoup moins sage et cadenassée, y compris dans ce qu’elle peut avoir de brutal. « Je ne suis pas particulièrement attiré par la violence de l’environnement urbain. Cela dit, il m’est arrivé de rencontrer des gangsters ou des criminels. Ils sont intéressants parce qu’ils livrent une autre version de la cité. Ils développent une géographie particulière. En gros, ils naviguent d’un pub à l’autre, sans vraiment s’arrêter. C’est normal, chacun crée ses propres repères. »

4 Rue Pont d’Île. Les grandes marques internationales se succèdent -les mêmes qu’à Bruxelles, Anvers, Paris, Madrid, Londres… Seul le passage Lemonnier, avec son allure décatie et sa peinture écaillée, tranche dans l’alignement standardisé. Rue Vinâve d’Île, la balade se prolonge au petit bonheur la chance, toujours sans but précis. Vient alors la question: où classer les livres de Sinclair? Au rayon « récit de voyages »? « En Angleterre, c’est souvent le cas. En France, par contre, ils se retrouvent rangés parmi les fictions. Je préfère. Ce sont des romans sur la ville, construits sous la forme d’une géographie. Par ailleurs, s’ils sont basés sur des observations réelles, tout n’est pas vrai: je me permets par exemple de rassembler parfois plusieurs événements en un seul pour rendre la narration plus cohérente. »

On a égalementsouvent rapproché la démarche d’Iain Sinclair de la psychogéographie, cette technique poétique consistant à errer dans la ville selon des schémas complètement aléatoires. Développée par les situationnistes français dans les années 60, elle avait une visée hautement politique: reprendre possession de manière ludique de l’espace public, trop souvent soumis aux forces du commerce. « Le problème, c’est qu’au Royaume-Uni, la psychogéographie est devenue une étiquette un peu vide, quasi une marque. Et je ne suis pas certain d’y correspondre vraiment. Ni qu’elle veuille dire encore grand-chose, d’ailleurs. » Cela n’empêche pas les livres de Sinclair d’aiguiser ses vues sur la façon dont est gérée la cité. « De toutes façons, l’acte même de marcher est déjà politique. A Londres, en tout cas, cela devient de plus en plus compliqué, au fur et à mesure que l’on rétrécit les trottoirs pour construire des pistes cyclables, par exemple. En soit, le vélo ne me dérange pas. C’est ce qu’on est en train d’en faire qui est plus gênant: je ne veux pas payer par exemple pour rouler sur un deux-roues qui fait de la publicité pour une banque (à Londres, le système de location de vélo est sponsorisé par la banque Barclays, NDLR). »

5 Rue de la cathédrale. Une fameuse enseigne de parfumerie attire le regard d’Iain Sinclair. « Ici Paris XL… C’est fascinant de voir comment on peut corrompre la langue (rires). C’est le propre du langage marketing, le triomphe de la culture manageriale qui proclame l’inverse de ce qu’elle dit. C’est comme les noms de gares qui ne disent plus l’endroit où elles sont situées. Pareil pour les universités. » « Vous cherchez l’université de Brighton? Allez à Hastings« , écrit-il notamment dans London Overground.

6 Passerelle Saucy. De l’autre côté du fleuve, le quartier d’Outremeuse continue de jouer la carte du Liège authentique, marqué notamment par le folklore, toujours intact, des fêtes du 15-Août. C’est le moment de demander si l’exploration urbaine de Iain Sinclair ne carbure pas en partie à la nostalgie. « Je vois ce que vous voulez dire. D’une certaine manière, j’ai envie de rendre hommage à des choses qui étaient là avant, à des histoires en train de disparaître. Le sous-sol de Londres, par exemple, est d’une richesse folle. On peut encore retrouver des traces datant de l’époque romaine. Mais cela ne veut pas dire que je pense que tout doit rester en place éternellement, ou que la vie était plus facile dans les années 30 ou durant l’époque victorienne. »

Aujourd’hui, les nouvelles technologies sont également en train de bouleverser la manière de se promener et de parcourir la ville. « Personnellement, je n’utilise pas Google Maps, je déteste ça. Mais je vois les gens le nez sur leur écran -alors que le bâtiment qu’ils cherchent est derrière eux… Cela évolue très vite. Le livre que je suis en train d’écrire s’intitule d’ailleurs The Last London, parce que je pense que c’est la dernière fois que je peux décrire la ville telle qu’elle est. Les changements sont tellement rapides et absolus que je devrai passer à autre chose après ça. »

7 Rue de la Madeleine. La déambulation touche à sa fin. Il reste encore juste assez de temps pour se lamenter sur le Brexit, tailler un costard à Boris Johnson, l’ex-maire de Londres, et douter de son successeur, Sadiq Khan –« il parle beaucoup, mais n’a pas encore réalisé grand-chose. Cela dit, cela ne peut pas être pire que Johnson… »

La balade aura permis d’éclairer un peu la méthode Sinclair. La dimension picaresque de ses errances londoniennes en moins: pas de rencontre insolite, ni de détours étranges dans les rues de Liège. Quoique. Après avoir laissé le romancier, on tombe, sur le chemin de la gare des Guillemins, sur cet autre avis de recherche: « Flippy, mon dauphin domestique, s’est échappé de sa piscine ce week-end! L’avez-vous vu? »

RENCONTRE Laurent Hoebrechts

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