Jeune, aveugle et aborigène: son compte était bon. Pourtant, venu d’un coin isolé du nord de l’Australie, Geoffrey Gurrumul Yunupingu est l’une des sensations vocales de 2009.

Il arrive sur scène, soutenu par son comparse contrebassiste et producteur, Michael Hohnen. Comme sur la pochette du disque, son visage n’est qu’un morceau de pierre noire sans yeux apparents. Sans vraiment d’âge non plus, peut-être un vieux jeune homme. Geoffrey Gurrumul Yunapingu, né en 1971, est la star surprise de l’année, l’aborigène de la décennie. Un peuple lié aux éléments telluriques qui occupe l’Australie depuis 40 000 ans. La dernière fois où ces tribus se sont illustrées à grande échelle dans la culture pop, c’est en 1983, dans le clip de Let’s Dance où le roi Bowie s’acoquine avec un jeune et beau couple abo tout en soignant son tube bronzé. Entretemps, ceux qui aiment le cinéma ont vu l’OVNI filmique de Peter Weir: La dernière vague (1977). Un avocat australien blanc défend des aborigènes accusés de meurtre. A partir de ce moment-là, ses repères se fanent, les codes du droit ne veulent plus rien dire. Le ciel change, le vent aussi: il pleut dans ses rêves. Justement, les aborigènes lisent dans les songes nocturnes l’histoire de leur propre création. Le film de Weir tire vers le fantastique, le disque de Gurrumul aussi. Initialement paru en février 2008 en Australie, il nous arrive il y a quelques semaines à peine. Et nous impressionne durablement. La voix semble venir de l’infiniment loin, comme les mélodies, d’une suprême beauté. Peut-être le résultat d’une cosmologie parallèle, d’un groupe d’étoiles qui aurait embrassé l’Australie avant de repartir vers le trou noir. On pense à un autre Geoffrey – l’Ougandais Oryema (1) – pour la voix, décollage onirique vers la stratosphère des émotions, mais sinon, Gurrumul est bel et bien unique. Et humain. A Berlin, un froid mercredi d’octobre, devant un public plutôt âgé et sérieux, Gurrumul se produit en compagnie de quatre musiciens blancs enchâssés dans un écrin acoustique. Le concert débute par une projection d’images noir et blanc: les parents de Gurrumul expliquent combien leur fils a toujours été  » comme cela ». C’est plutôt émouvant et conforme aux chansons – traduites en anglais sur l’écran – qui ressassent toutes le lien à la famille, à la tribu et aux éléments de la Terre. Comme les 2 oiseaux de Wiyathul, typiques d’Arnhem Land, au nord de l’Australie, d’où est originaire Gurrumul. Ou alors, c’est l’histoire de l’ Enfant arc-en-ciel dans Djärrimiri… Quelques locutions anglaises mises à part, tous les noms et les textes sont dans le dialecte du peuple Yolngu: les mots qui multiplient les finales en u ou i semblent roulés dans de la farine de nuage tellement ils sont volatiles. Si le concert berlinois laisse parfois trop de place à la section de cordes, la voix mirifique est bien là, plaquée à l’air de la salle. En 3D, à portée de main, face aux spectateurs médusés qui s’enrobent dans ses ourlets. Le moment sublime arrive avec Marrandil, une autre ballade sous le ciel sans fin, une autre mélodie qu’on ne peut oublier. On sort de la salle avec la voix lactée entre les oreilles, et dans le froid de la Friedrichstrasse, cela réchauffe agréablement.

Top 30 australien

 » Gurrumul m’a réveillé à 6 heures du matin parce qu’il voulait téléphoner chez lui, en Australie. Et puis il est reparti dormir. De toute façon, les tentatives d’interview faites avec lui n’ont pas fonctionné: il tremblait, terriblement mal à l’aise. » Michael Hohnen, 43 ans, est le compagnon – blanc – de la drôle de route de Gurrumul. Son contrebassiste-producteur-porte-parole le débusque en 1996. Gurrumul a déjà fait partie de Yothu Yindi, groupe d’abo-rock qu’il quitte au milieu des années 90, passant alors 3 albums au sein d’une autre formation pop, Salt Water Band. L’album que lui et Michael font ensemble est le résultat d’un chemin de patience, en dehors des routes folkloriques ou de l’em-prunt rock. Quand Gurrumul finit par apparaître aux Grammy locaux, l’Australie « moyenne » découvre avec stupéfaction cette voix dorée qui chante un monde métaphysique. Le disque se vend à 150 000 exemplaires en Australie, et dépasse déjà les 100 000 en Europe.  » Mais Gurrumul est intégralement dans le présent, dans son monde intérieur. Il ne se projette pas dans l’avenir même si avec l’argent gagné, il voudrait peut-être s’acheter une maison, avec sa femme et sa fille de 10 ans, dans le nord, au bord de la mer. Pour lui, ce qui lui arrive est forcément lié à la Terre et à ses ancêtres…  » Quand on demande à Michael si Gurrumul ne sera pas  » juste le parfum exotique de l’année« , il ne le croit pas:  » L’Australian Financial Review, lu par les décideurs économiques et politiques, l’a classé dans le Top 30 des Australiens les plus influents du moment. Grâce à lui, les Australiens découvrent d’autres valeurs aborigènes que les clichés en cours (comparables à ceux qui courent chez nous sur les immigrés les plus défavorisés, ndlr) et le monde politique semble enfin décidé à investir dans l’éducation et le développement des 200 000 aborigènes qui habitent le pays. Et puis, il y a les chansons et elles ne sont pas démodables. » C’est peu dire qu’on ne regardera plus jamais un nuage de la même façon.

(1) Produit par Brian Eno sur le label Real World de Peter Gabriel, le premier album Exile fait sensation à sa sortie en 1990.

CD Gurrumul chez Rough Trade, en concert le 4/11 à Flagey à Bruxelles, www.flagey.be

Texte Philippe Cornet, à Berlin.

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