En 1964, Henri-Georges Clouzot se lance dans l’aventure de L’Enfer, un film autour de la jalousie qu’il entend mettre à profit pour tenter diverses expériences plastiques. Après quelques semaines, le tournage s’abîme dans les eaux du lac de Garabit…

Lorsqu’il se lance dans une aventure qui se révélera bientôt un voyage au bout de L’Enfer, Henri-Georges Clouzot, le réalisateur du Corbeau et autre Quai des Orfèvres, est au faîte de sa gloire. Quelques années plus tôt, en 1960, La Vérité, son dernier film, a connu un franc succès, consacrant Brigitte Bardot tragédienne et valant à son réalisateur l’Oscar du meilleur film étranger. C’est dire si plus rien ne semble devoir arrêter un Clouzot qui entreprend alors ce qu’il envisage comme son film le plus audacieux, au point d’ailleurs, du moins l’espère-t-il, de révolutionner l’expérience cinématographique même: L’Enfer.

L’histoire est celle de Marcel Prieur, patron d’un hôtel de province intimement persuadé que sa femme, Odette, le trompe avec tout un chacun. Et glissant insensiblement du soupçon dans la folie, faisant de sa vie, et de celle de ses proches, un enfer. Particularité du projet: le cinéaste entend faire partager par le spectateur les fantasmes de Marcel, baignant le film de ses visions hallucinatoires et laissant bientôt le trouble gagner jusqu’à la narration même. A cet effet, Henri-Georges Clouzot, influencé par le travail de Vasarely et l’art cinétique, envisage de laisser libre cours à ses propres fantaisies formelles au gré de la recherche d’effets visuels et sonores spécifiques pour le film. Lesquels devront donner à L’Enfer un caractère aussi inédit que visionnaire. « Un homme, Henri-Georges Clouzot, Icare moderne, a voulu s’affranchir des règles de la grammaire cinématographique et des cadres habituels de la création, repoussant à leur limite ce que les plus grands cinéastes, les plus grands artistes avaient jamais tenté », explique Serge Bromberg – cinéphage réputé, et co-auteur de L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, un documentaire retraçant une épopée cinématographique sans équivalent. Clouzot se donne les moyens artistiques de cette ambition. Il s’entoure de la crème des techniciens de l’époque. Et fait appel à deux comédiens illustres, voire même magnétiques: Serge Reggiani, dans le rôle du mari rongé par la jalousie, et Romy Schneider, au summum de sa sensualité, pour incarner son épouse, beauté fatale pour une plongée ne l’étant pas moins. A quoi il ajoutera, du moins le pense-t-il, le temps, denrée cinématographique aussi rare que précieuse. Et bientôt les fonds, un studio américain, la Columbia, décidant – fait exceptionnel qui donne la mesure du crédit dont jouissait le cinéaste – de lui octroyer des moyens illimités. De quoi faire basculer L’Enfer de projet expérimental en grosse production.

Entre-temps, le réalisateur a consacré un temps considérable à la préparation: aux recherches sur les troubles de comportement liés à la jalousie, suivies, à l’été 1963, par l’écriture d’un scénario sur ce thème avec le romancier belge José-André Lacour, succéderont, notamment, six mois de travail avec son équipe de décorateurs pour établir le découpage technique et les dispositifs de tournage. Suivent aussi, aux studios de Boulogne, les essais avec les comédiens. Dans ses mémoires (1), l’actrice Dany Carrel – l’amie de Romy Schneider, venue pervertir sa femme dans les fantasmes du mari jaloux – évoque la méticulosité de Clouzot. « Deux mois de folie. Perruques brunes, blondes ou rouges. Bikinis et robes. Ongles courts, ongles longs. Ongles rouges, ongles bleus. Tout devait être bleu: même les lèvres, même la langue. Clouzot me badigeonna la bouche au bleu de méthylène. Et chaque coiffure, chaque maquillage, chaque vêtement était suivi d’une séance filmée. Essai des focales. Essai des pellicules. Clouzot filmait, Clouzot visionnait. Clouzot corrigeait. Clouzot travaillait sur la couleur comme un peintre. Minutie. Patience. Seul importait ce qui était sur la pellicule. »

Le tournage prend l’eau

Au jour J, en juillet 1964, toute l’équipe va s’installer au lac de Garabit, dans le Cantal, pour les tournages en extérieur. Le cadre est dominé par la structure du viaduc construit dans les années 1880 par Eiffel; il s’agit là d’un élément essentiel du décor, puisque le bruit des convois de chemin de fer vient attiser les crises du mari. Le tournage débute dans des conditions pour le moins hasardeuses: EDF (Electricité de France) doit, en effet, vider le lac trois semaines plus tard, délai n’autorisant ni les tergiversations, ni le moindre accident de parcours. Contingence fâcheuse que n’ignore point Clouzot, qui se lance néanmoins dans l’aventure, plus que jamais seul maître à bord. Afin de gagner sa course contre le temps, il multiplie par trois les postes et les équipes, appelées à tourner simultanément. Un voeu pieux, cependant: l’extrême souci de perfection de Clouzot, l’attention qu’il apporte à chaque détail font que, bien souvent, une seule équipe opère, les deux autres attendant les instructions du maître. Et chacun de se languir en bordure de lac, encore que: insomniaque, le réalisateur peut aussi bien rameuter ses collaborateurs au milieu de la nuit.

Le tournage prend l’eau, sans qu’il y ait encore rien d’irrémédiable, moment où l’on apprend la défection de Serge Reggiani. Maladie, comme on l’a dit officiellement, ou conflit avec Clouzot? Le caractère tyrannique de ce dernier est attesté par de nombreux témoignages, de Bernard Blier à Romy Schneider. Invité à remplacer Reggiani au pied levé, Jean-Louis Trintignant s’en va au bout de quelques jours, sans avoir tourné, et sans guère d’aménité pour le réalisateur. Plus que compromis, le tournage est définitivement abandonné le jour où Henri-Georges Clouzot est victime d’une attaque cardiaque, laissant L’Enfer sombrer dans les eaux de Garabit… L’échec sera d’autant plus retentissant que l’entreprise avait été annoncée à grand renfort de publicité. Et que les contempteurs de Clouzot seront trop heureux de pouvoir là stigmatiser sa mégalomanie, au-delà d’un génie incontestable.

« Clouzot voulut reprendre le tournage de L’Enfer. La Columbia ne voulut pas. Elle priva ainsi le cinéma d’un film qui aurait été un grand événement dans l’art cinématographique (…) L’Enfer est un chef-d’£uvre qu’on n’a pas autorisé à naître », écrit encore Dany Carrel. Quatre ans plus tard, Clouzot tourne La prisonnière, son testament cinématographique, où l’actrice apparaît d’ailleurs aux côtés d’Elisabeth Wiener, Bernard Fresson et Laurent Terzieff. Le cinéaste y poursuit ses expériences sur l’art cinétique. Mais le film, un drame sulfureux qui, à défaut de L’Enfer, devait initialement s’intituler Le Mal, est fraîchement accueilli.

Épilogue

Mieux, en la circonstance, qu’une précaution de style, le scénario de L’Enfer se bouclait sur un « Sans fin » ouvrant la voie à toutes les éventualités. Trente ans après le naufrage du lac de Garabit, en 1994, Claude Chabrol en livre sa version éponyme, à travers une £uvre oppressante respectant l’esprit du script initial (et sa fin ouverte), mais dont il a gommé toutefois les expériences filmiques chères à Clouzot. Pour évaluer la nature de celles-ci, il aura donc fallu attendre 2009, et le passionnant documentaire que consacrent Serge Bromberg et Ruxandra Medrea à L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, un film présenté au Festival de Cannes et que l’on devrait voir sur nos écrans dans les prochains mois. Au départ de 185 boîtes de film exhumées en 2005, et de divers témoignages de première main, les auteurs s’emploient à reconstituer méticuleusement ce que fut l’aventure d’un tournage qui vira bien vite au cauchemar. Si L’Enfer restera à jamais un mystère, les images – privées de son – déjà tournées par Clouzot permettent de prendre partiellement la mesure de sa vision, et des expériences cinétiques qu’il entendait mener, de nombreux bouts d’essai jouant sur les formes et les couleurs à l’appui. Images d’un ailleurs cinématographique où resplendit, hypnotique, la beauté incandescente de Romy Schneider qui, plus que dans aucun autre film sans doute, embrase l’écran. A se damner…

(1) L’annamite, Ed. Robert Laffont

Texte Jean-François Pluijgers

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