AVEC IL ÉTAIT UNE FOIS EN ANATOLIE, LE CINÉASTE TURC NURI BILGE CEYLAN SIGNE UN FILM D’UNE STUPÉFIANTE BEAUTÉ, SONDANT L’ÂME HUMAINE DANS UN CHEF-D’OUVRE À L’ONDE PERSISTANTE.

« Vous venez de Belgique? C’est le premier pays où j’ai vendu mon film, et le dernier où il sortira. «  Dans les jardins de la Mamounia, Nuri Bilge Ceylan, venu dispenser une leçon de cinéma au festival de Marrakech, accompagne sa réflexion laconique d’un (sou)rire résigné. Six mois se sont écoulés, en effet, depuis qu’Il était une fois en Anatolie, son sixième long métrage, éblouissait la Croisette, pour repartir de Cannes avec le Grand Prix. Six de plus, et le voilà finalement sur nos écrans -l’art du cinéaste turc s’apprécie dans la durée, il est vrai.

Il était une fois en Anatolie est, du reste, notamment affaire de détours et de fausses pistes. Ainsi d’un titre qui évoque un western de Sergio Leone là où l’auteur est plutôt l’héritier d’Antonioni, pour une trame épousant dans un premier temps les contours d’un polar. Escortant un assassin dans la nuit anatolienne, un petit groupe d’individus -policiers, procureur, médecin- tente de retrouver le cadavre de sa victime. Tandis que les steppes déroulent leur géographie monotone jusqu’à épuisement, le film gagne pour sa part en ampleur, en un mouvement aussi limpide qu’envoûtant. Inspirée de faits réels, l’histoire qui en constitue le pivot avait été racontée à Ceylan par un médecin de ses amis, Ercan Kesal, qui est aussi le co-auteur du scénario. « Nous avons décidé de ramasser les événements, qui s’étaient déroulés sur trois ou quatre jours, en douze heures -le genre de défi dont j’avais besoin après tant d’années de réalisation. Et nous en avons quelque peu changé l’histoire, en modifiant certains aspects, et en y introduisant des éléments empruntés à Tchekhov. » Ceylan ne faisant là que renouer avec une de ses inspirations majeures; à l’instar de l’auteur russe, le personnage qui se révélera être le c£ur du film (et dont le réalisateur confesse se sentir le plus proche) est du reste médecin.

Dimension mélancolique

Des révélations, il y en aura de nombreuses tout au long d’un périple où les humeurs se succèdent, tragiques, rêveuses ou absurdes tandis que se multiplient les lignes de fuite, l’auteur s’employant, comme dans Les climats ou Les trois singes, à sonder l’âme humaine. Et d’atteindre en diverses occasions à une puissance sidérante, comme lorsque le convoi, éreinté, fait arrêt dans un petit village pour s’y restaurer. L’irruption d’une jeune fille, dans un halo de lumière que l’on croirait surgie d’une toile de Vermeer, n’y est rien moins que stupéfiante, inondant les protagonistes d’une grâce furtive. Ou comment transcender un contexte trivial pour accéder à une autre dimension. « C’est avant tout une question d’intuition, et de réflexes, poursuit Ceylan. On est continuellement à la recherche d’un certain équilibre, dont je ne pourrais expliquer en quoi il consiste. Le degré d’ambiguïté est fort important à mes yeux. Et je tourne beaucoup de prises, parce qu’il y a différents niveaux de jeu et d’énergie. Au montage, je dois manier le tout avec un luxe de précautions. Un regard rallongé de deux images à peine peut complètement modifier la psychologie, et influer sur la perception du public. Et, bien sûr, on essaye de guider celui-ci vers une certaine piste. »

A cet égard, Il était une fois en Anatolie adopte des contours hypnotiques, plongeant d’entrée le spectateur au plus profond d’une nuit dont il ne ressortira que 90 minutes plus loin. « Dans la première partie du film, les protagonistes commencent à ressentir l’emprise du temps, et du fait qu’il s’agit d’une nuit et d’une recherche qui n’en finiront jamais. J’ai voulu qu’un sentiment voisin s’empare progressivement du public.(…) Le sens de mes films réside dans les détails, comme dans la vie, et j’ai aussi poussé dans cette voie. » Un pari risqué à divers égards -le budget a, du propre aveu de Ceylan, explosé, du fait des difficultés liées à un tournage nocturne- mais plus encore payant, le film absorbant le spectateur pour l’inviter à aller au-delà des apparences. Et se dévoiler à lui, par un matin fragile, dans toute sa richesse et sa troublante beauté. « Faire des films m’aide à composer avec ma dimension mélancolique », conclut le réalisateur, comme en écho à l’onde diffuse persistant bien au-delà de cette £uvre lumineuse… l

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À MARRAKECH

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