Après le formidable Climates, le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan s’attache, dans Les trois singes, à une famille au bord de l’implosion. Et signe une ouvre d’une déchirante beauté, au confluent du film noir et du mélodrame.

Festival de Cannes 2008. Présenté au début de la manifestation, Les trois singes, de Nuri Bilge Ceylan, a fait forte impression. Il n’en faut guère plus, dans un contexte où le pronostic tient lieu de sport quotidien, pour évoquer déjà une présence au palmarès. Mais si le Festival lui a valu de fort bons souvenirs – Uzak obtint, ici-même, le Grand Prix et un double prix d’interprétation masculine en 2003 -, le cinéaste turc refuse de s’émouvoir outre mesure de cette agitation. « Un festival, c’est comme un feu d’artifice, observe-t-il, alors qu’on le retrouve, au lendemain de la projection, sur une plage, à portée de clameur du Palais. Vous menez une existence normale, vient ensuite ce feu d’artifice, après quoi, une fois rendu à votre vie de tous les jours, le monde vous paraît plus sombre encore. Faire des films est un acte sérieux pour moi, et je considère ceci comme un jeu. Mais, pour un film art et essai, la compétition de Cannes est ce qui peut arriver de mieux. » Le verdict d’icelle viendra, du reste, donner raison à la rumeur, Ceylan s’en repartant avec un prix de la mise en scène largement mérité.

Effacer la vérité?

Pour son cinquième long métrage, le réalisateur s’est inspiré de la fable des « trois singes ». « C’est une histoire orientale qui a, à l’origine, une connotation positive. Elle est empruntée aux enseignements de Confucius. De nos jours, dans l’acception occidentale, elle a toutefois pris une dimension négative – elle incarne nos prétentions à ne pas voir, ne pas entendre et ne pas parler, ces comportements que nous adoptons, dans la vie, pour nous protéger. » Soit, traduit à l’écran, l’histoire d’une famille tentant désespérément de rester unie en refusant d’affronter la vérité, à quoi le film superpose une question: « jouer aux trois singes suffit-il à effacer toute vérité? »

Afin de cadrer son propos, Ceylan a imaginé une histoire curieuse, un homme acceptant d’aller en prison à la place d’un autre, laissant là femme et enfant. « Dans un premier temps, le père allait en prison pour son fils, et puis Ercan Kesal – coscénariste et acteur du film – a raconté une histoire d’accident s’étant produit alors qu’il devait se rendre aux élections. Sans doute cela a-t-il constitué un déclic… » Ceylan remplacant finalement le personnage du fils par un politicien.

Au-delà de la référence à Yilmaz Güney, figure tutélaire du cinéma turc, dont le Baba s’ouvrait de semblable façon – « un hasard, même si j’aime ce film » -, voilà une trame qui confère aux Trois singes un parfum de film noir, inédit dans le chef du cinéaste. « Ce n’était pas intentionnel, je ne suis pas particulièrement au fait des genres. Mais, jusqu’à Thierry Frémaux qui l’a sélectionné en compétition, tout le monde me dit que mon film ressemble à un film noir. Je n’en avais en tout cas pas conscience lors du tournage. Ma source d’inspiration principale se trouve du côté de la littérature russe: Tchekhov, avant tout, et Dostoïevski. »

De quoi irriguer, naturellement, un cinéma qui, de Uzak aux Trois singes, en passant par le couple dans Climates, place la famille au c£ur de son propos. « La famille est un matériau particulièrement fécond. Les questions familiales sont aussi au c£ur de mes films parce qu’elles composent mes souvenirs les plus douloureux. Ce sont des sujets fort intimes, même si j’ai la conviction que la plupart des maris et des femmes se détestent et s’aiment en même temps. »

De cette condition, Les trois singes tire un matériau à la fois limpide et complexe, confrontant bientôt ses protagonistes à une impasse. Ainsi, en particulier, du père qui, sorti de prison et découvrant que sa femme l’a trompé, est assailli de sentiments contradictoires – « Il souffre mais l’aime, et réalise ne pouvoir vivre sans elle tout en ne pouvant l’accepter ». Contradictions intimes qui guideront ses pas, non sans ouvrir un vaste champ de réflexion: « Il souffre jusqu’à l’insupportable, et rien de rationnel ne peut l’aider, vu qu’il ne peut formuler ce qu’il ressent par la pensée. Arrivé là, quelque chose de métaphysique peut lui être d’un certain secours. Quand il rentre dans la mosquée, il y trouve une forme de paix. Sans prier, il ne fait que s’asseoir. Si l’on ne peut formuler quelque chose par l’esprit, si la vérité est douloureuse, et que l’on ne sait comment venir à bout de cette douleur, croire peut s’avérer bénéfique. La religion peut sauver un homme, même s’il s’agit d’un athée. »

Considération que Nuri Bilge Ceylan étaye d’un exemple, emprunté à son expérience: « Un de mes amis, athée, était amoureux d’une fille qui l’a quitté. Il souffrait, nous avons essayé de le consoler, mais rien n’y a fait. Un jour, il nous a dit être allé dans une mosquée, sur les conseils d’un ami, et y avoir trouvé une certaine paix. D’athée, il est devenu quelqu’un de religieux. Il est aujourd’hui marié, avec trois enfants. Mais, de nos conversations, je garde la conviction qu’il est toujours amoureux de la fille qui l’a quitté… » Manière de relativiser les choses, pour un cinéaste précisant encore se refuser à juger – « mon âme est mon seul guide », relève Ceylan. Ce qui constitue, pour partie, le prix d’un cinéma explorant sans relâche les méandres de la nature humaine.

D’un monde, l’autre

Densité du propos à laquelle le metteur en scène ajoute la parfaite maîtrise formelle qui lui a valu, à juste titre, la réputation de cinéaste esthète – une considération qu’il accueille d’un sourire, et d’un commentaire, modeste: « Il faut très bien connaître la technique, et avoir de l’imagination. Savoir quoi faire, et comment le faire – deux qualités que je pense combiner. «  A tel point que l’on n’avait jamais vu usage aussi convaincant et abouti de la haute définition. « Je suis un maniaque du contrôle, et la haute définition en est le gage, poursuit Ceylan. Je peux contrôler l’image comme je le souhaite, et modifier la texture de la lumière à ma guise. » Ce qui vaut, d’ailleurs, au film d’afficher une palette chromatique tout à fait saisissante. « Chaque couleur a été travaillée séparément. Nous avons passé un mois avec Gökhan Tiryaki, mon chef-opérateur, à les peaufiner. Je voulais créer un monde spécifique pour ces personnages – comme s’ils étaient seuls au monde. Ce monde, à la fois mélancolique et monochromique, leur est propre. » Tout en restant, et c’est la force de ces Trois singes, fort proche de nous.

Texte Jean-François Pluijgers, à Cannes.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content