Stars en raréfaction, problèmes de visas, identités en question: un quart de siècle après son avènement, la world music vit sa crise de croissance.

Avec l’annulation de la venue de Cesaria Evora à Couleur Café, on s’est rendu compte que beaucoup de gens l’attendaient et que rien que pour cette soirée-là, on a sans doute perdu 2 à trois 3 000 spectateurs! Les festivals comme les nôtres ont absolument besoin de têtes d’affiche et en world music, les stars sur lesquelles une unanimité se crée sont rares, de plus en plus rares. » Trois mois plus tard, Patrick Wallens, patron de Couleur Café, a digéré la dernière édition du festival: avec 66 000 spectateurs, l’équilibre financier manqué de 5 000 têtes environ, pose la question de la présence des stars. Parlez-en à Patrick qui, chaque automne, reprend son téléphone de pèlerin pour la grande chasse aux requins. Pas facile dans un marché archi-concurrentiel où les grosses brouteuses comme Werchter monopolisent les stars du rock – mais pas seulement – via leur partenariat avec Live Nation(1).  » Pour l’édition 2007, j’ai poursuivi le management de Sean Paul pendant des semaines au téléphone, entre la Jamaïque, le Canada et l’Inde… » De ce marathon scie-nerfs, Wallens et Couleur Café sortiront allégés de 100 000 euros. Au final: un chapiteau bondé et un public conquis, même si le ragga de Sean Paul ne vaut pas les fesses de ses danseuses.  » Il y a bien sûr des artistes tels que Yael Naim ou Ayo qui attirent du monde, mais pas au point de remplir un chapiteau d’une capacité de 10 à 12 000 personnes, constate Patrick Wallens. Couleur Café a grandi et est obligé d’avoir de plus grandes têtes d’affiche. Mais s’il faut engager Yannick Noah pour faire du monde, cela me pose un problème. Le léger déficit de public 2008 pose aussi la question de l’identité du festival et de ce que l’on veut en faire. »

En 19 éditions, Couleur Café est passé de festival world quasi militant, aux Halles de Schaerbeek, à une grosse machine en plein air toujours conviviale et engagée, mais qui fait désormais son marché au-delà de la world: dans la chanson, le rock, la soul ou l’electro. Sans l' »intimité » puriste d’un Sfinks (à Anvers) ou de l’Esperanzah! de Floreffe, 30 000 personnes en trois jours sold out. Son directeur, Jean-Yves Laffineuren trace le profil:  » Esperanzah! ne mise pas sur une croissance en grosseur. Tolérance, sensibilisation, caractère engagé, interculturalité restent nos objectifs qualitatifs. On a d’autres projets à Barcelone et au Burkina-Faso. » N’empêche, même à l’idéaliste Floreffe, le star-system frappe à la world. En l’occurrence, Manu Chao, programmé un quatrième jour rien que pour lui à Esperanzah! 2007. L’ex-Mano Negra est aujourd’hui la plus grande star world de la planète, capable de s’inviter sur le pouce à un festival local à Droixhe, au lendemain d’un passage très rémunérateur à Werchter 2006. Sympa, sauf que Chao n’en est pas à une contradiction près, annulant son passage à Forest programmé après son bouillant concert à Esperanzah! 2007, soi-disant parce qu’il découvre que le promoteur n’est autre que Live Nation. Curieux puisqu’il a déjà accepté un (large) chèque – plus de 100 000 euros – de Werchter, festival dont le patron, Herman Schueremans, est aussi le manager de Live Nation Belgique… Ou bien Manu est (très) mal informé ou il se moque du monde. Fric et world, star-système et pays en voie de développement: le problème est vieux comme le monde… Enfin, presque.

Au mitan des sixties, l’ethnomusicologue suisse Marcel Cellier capte sur bande des ch£urs bulgares qui n’intéressent que les fans de polyphonies pointues. Deux décennies plus tard, le (même) Mystère des Voix Bulgares décroche un Grammy Award (en 1989) et envahit les B.O. d’une masse de films et de génériques télés. Entretemps, la mode world s’est installée. Après l’énorme tube afro-funk Soul Makossa du Camerounais Manu Dibango en 1972, la « sono mondiale » est en terrain favorable. Au début, c’est surtout un truc de branchouillés urbains: le magazine Actuel en est le révélateur dans un Paris métissé d’Afriques. C’est l’époque de Carte de séjour et de son Douce France arabisant un vieux tube de Trenet, des vocalises pyrotechniques du Malien Salif Keita ou du Sénégalais Youssou N’Dour et, surtout, de l’avènement Yéké Yéké, imparable hit mondial caoutchouteux de Mory Kanté adapté en arabe, chinois, hébreu, indi, portugais, anglais et espagnol. Quelques rares autres tornades du même calibre (le Didi de Khaled en 1992) vont créer l’illusion d’une world-music omnipotente. Assez vite, cette sono mondiale où les roots rencontrent les synthés, s’étend au rock. Et de Paris, elle gagne le monde. En 1989, Peter Gabriel lance un prestigieux label dédié au genre (Real World) ramenant dans son écurie anglaise des musiciens déjà stars et des découvertes cinglantes, comme l’Ougandais Geoffrey Oryema, qui bluffera Brian Eno par la qualité de sa voix et de sa mélancolie. On se souvient aussi d’avoir croisé l’un des magiciens de Real World, le Pakistanais Nusrat Fateh Ali Khan, au Sfinks d’Anvers en 1993. Etourdissant vocaliste de qawwalis, Ali Khan est littéralement un Dieu sur terre pour des dizaines de millions d’adorateurs du soufisme: alors qu’il traverse une route flamande, des compatriotes éberlués de le rencontrer viennent lui baiser la main. La musique du monde de ces années-là apporte un souffle nouveau à l’industrie discographique, politise la musique populaire, lui donne une conscience supplémentaire, épice la pop…

On veut bien vous rendre le Congo!

En 1991 sort le premier disque a capella d’une bande d’Afro-Bruxelloises menée par la métisse Marie Daulne.  » Les Zap Mama, c’était moins de la musique congolaise qu’une réinvention afro-européenne de celle-ci!, explique Marc Hollander, boss du belge label Crammed Discs . Le succès a été d’emblée international et on en a vendu 250 000 copies dans le monde! Plus que le suivant, encore chez nous, et bien davantage que les albums qui succéderont sur lesquels Marie Daulne a emprunté une piste plus américaine et banalisée. » Crammed cartonne aussi en 2000 avec l’album Tanto Tempo de la Brésilienne Bebel Gilberto – un million d’exemplaires écoulés dans le monde – mais les perspectives actuelles semblent plus ardues. D’autant que d’autres formations (congolaises) de l’écurie Crammed, sont aussi sous le feu de l’actualité pour leurs problèmes de papier. Privé de visas, Konono N°1 est dans l’incapacité d’assurer sa tournée d’été européenne 2008, annulant des dates prestigieuses et rémunératrices comme celle de Couleur Café. Après des mois de tractations à Kinshasa, le groupe acclamé dans le monde entier pour la force de son tradi-modern, s’aperçoit que ses passeports de service (simili-diplomatiques) ne lui donnent pas l’occasion d’avoir des visas pour entrer dans l’espace Schengen! Michel Winter, producteur de Konono et des Kasaï avec son agence Divano, a perdu beaucoup d’argent dans le fiasco:  » Aux dernières nouvelles, la situation semble évoluer dans le bon sens. En France, Brice Hortefeux, le ministre de l’Immigration, a proposé aux artistes africains reconnus des visas Schengen de deux, trois ou cinq ans, permettant à chaque fois des séjours de nonante jours… Au Congo, après un imbroglio invraisemblable, il semble que les passeports soient enfin arrivés et qu’ils pourraient être distribués courant octobre. Vu le retard à combler, notre nouvelle découverte de Kinshasa, Staff Benda Bilili, ne pourra pas venir au prochain Womex à Séville. » Ce marché mondial prend la température annuelle de la world:  » Au départ, il y a une vingtaine d’années, les gens fatigués des gros sons commerciaux se sont intéressés aux musiques du monde parce qu’elles étaient plus authentiques, plus proches. Depuis dix ans, la world en revient à la pop, à un gros son basse/batterie, à part certains dont nous sommes (rires ). Et puis, il y a une exigence du marché de sortir des disques alors que les albums ne se vendent plus! Le Taraf de Haïdouks (Ndlr, de fantastiques musiciens roumains) sont des pionniers, ils ont un nom mais, même pour eux, ce n’est pas simple. Il est plus facile de s’intéresser à Madonna qui va chercher des tziganes en Roumanie… »

Le retour de Khaled

Alors, les héros sont fatigués? Pas forcément, mais Youssou N’Dour, Salif Keita ou Mory Kanté n’ont plus la fraîcheur pétroleuse de leurs années 80/90. Les rois pionniers de la world – Bob Marley, Fela – sont morts depuis longtemps, leurs enfants tentent de relever le gant mais charisme et talent ne sont pas forcément héréditaires. Alors que le public s’intéresse toujours aux héritiers: Ziggy Marley, malgré un reggae peu exceptionnel, a fait le plein à Couleur Café 2007. Martin Meissonnier, producteur français pionnier qui a travaillé avec King Sunny Adé et Fela, croit énormément au fils du rebelle de Lagos, Seun Kuti. Il a produit son dernier album dans l’esprit, live, du père.  » Quand nous avons enregistré avec Fela au studio Aquarium à Paris en mars 1981, tous les musiciens du groupe jouaient ensemble. Je me souviens que le guitariste rythmique a répété le même accord pendant vingt-quatre heures non stop (…) afin que tout le groupe se mette en place. » Retrouver la fièvre musicale, c’est aussi le programme que Meissonnier s’est fixé avec le prochain album de Khaled qui sortira en janvier:  » J’ai décidé de revenir à la technique des années 70 où tout le monde jouait ensemble en studio. Nous avons enregistré l’album en quatre jours et Khaled n’a peut-être jamais aussi bien chanté. «  Pionnier et explorateur, Meissonnier croit aussi ceci:  » L’ordinateur nous a permis à nous, Occidentaux, de programmer des rythmes africains, de les analyser et de mieux les comprendre. Cela a donné de bonnes choses et ouvert la porte au n’importe quoi. Il est clair que le rap et les boîtes à rythmes ont fait beaucoup de mal à la musique puisqu’il est devenu démodé de jouer des instruments: MTV laisse penser aux jeunes que s’ils veulent une grosse voiture et des dollars, il vaut mieux faire du rap…  » Sans doute, mais la world n’est pas morte. Elle a influé sur le rock via, par exemple, le reggae: de PIL à Clapton en passant par Paul Simon qui glissera ensuite vers des sonorités d’Afrique du Sud et du Brésil avec un talent – et un succès – magistral. Aujourd’hui, Vampire Weekend ou Beirut s’imprègnent toujours de l’ Etranger. Et puis il y a David Byrne. Responsable avec Brian Eno en 1981 du disque-événement world-fusion My Life in the Bush of Ghosts, l’ex-leader de Talking Heads va fonder, fin des années 80, Luaka Bop, l’un des plus beaux labels mondialistes, « empruntant » au passage les Zap Mama à Crammed et révélant le génial brésilien Tom Zé. Le 10 mars prochain, Byrne sera à Anvers pour jouer son nouvel album concocté avec Eno et les folles chansons de My Life… La world ne peut pas mourir, elle est partout. A condition de laisser à ses musiciens le droit légitime de passer les frontières de la Forteresse Europe.

(1) Live Nation, ex-Clear Channel, est une société américaine aux sympathies politiques proches de Bush Jr, qui a racheté l’essentiel du business du live en Belgique en 2001. On lui reproche surtout sa position quasi monopolistique sur le marché du rock…

Texte Philippe Cornet.

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