Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

LE CHEF-D’oeUVRE D’ANDREÏ ZVIAGUINTSEV CERNE LA QUESTION RUSSE (MAIS PAS SEULEMENT) AVEC AUDACE ET GÉNIE.

Leviathan

D’ANDREÏ ZVIAGUINTSEV. AVEC ALEXEÏ SEREBRIAKOV, ELENA LIADOVA, VLADIMIR VDOVITCHENKOV. 2 H 21. DIST: LUMIÈRE.

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Savoir tout à la fois creuser l’âme russe, celle-là même qu’exposaient les grands écrivains du XIXe siècle, et saisir le trouble de la société contemporaine. Conjuguer le sentiment profond, sans âge, et l’aujourd’hui inquiétant d’un géant au bord de l’abîme. Andreï Zviaguintsev l’avait déjà réussi dans son terrible et fascinant Elena de 2011. Il récidive dans un Leviathan génial, un des meilleurs films de l’année dernière, qu’une édition DVD au report digital exemplaire vient restituer dans toute sa pleine et douloureuse splendeur.

Le récit a pour cadre l’extrême Nord de la Russie, les collines sauvages et le rivage désolé de la mer de Barents, à la limite du cercle polaire. Le maire du petit bourg où se situe l’action a des projets immobiliers qui passent par la maison où vivent Kolia et les siens. L’homme ne veut pas vendre, mais le notable avide de profits n’est pas à cela près… Le climat de corruption régnant dans l’ex-empire soviétique se voit illustrer par des dérives locales, mais qui éclaireront progressivement un constat étendu jusqu’au sommet du pouvoir. Lequel est évoqué vers la fin du film par une scène hallucinante où la complicité de l’église orthodoxe et l’implication d’un certain dirigeant suprême sont épinglés avec une rare audace. Vladimir Poutine, qui avait célébré Elena en y voyant (de manière réductrice) l’expression d’une nostalgie pour les valeurs d’antan, n’a cette fois pas vraiment apprécié…

Des velléités d’interdiction auront dès lors pesé sur un film heureusement sélectionné pour le Festival de Cannes où il allait valoir le Prix du Scénario à Zviaguintsev et à son co-auteur Oleg Neguine. Les deux hommes se défendent d’avoir voulu opérer quelque provocation politique. Le propos est bien plus vaste, souligne le réalisateur, pour qui le fond de la question est celui des rapports entre l’Homme aux prises avec ses angoisses existentielles, son besoin de protection, et les réponses qu’apportent l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel. Ceux-ci respectent-ils le contrat moral et social que leur rôle suppose? Poser la question est déjà y répondre, dans un Leviathan où des interrogations universelles sont posées dans le creuset particulier -et fort alcoolisé- d’un esprit populaire russe extraordinairement capté. L’humour est bien présent, la révolte aussi, mais place est aussi faite à l’illusion des grands mots gueulés sans suite concrète, à une pusillanimité offrant un boulevard aux abus venus d’en haut. Le titre du film, invoquant le monstre du chaos primitif, annonciateur de cataclysme et même de fin du monde, étant comme une invitation à étendre le propos à un monde en danger…

LOUIS DANVERS

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