Vers la lumière malgré tout

The Square

Retour sur la 70e édition du festival de Cannes, que l’on annonçait étincelante mais qui s’est révélée à l’autopsie en demi-teinte, inévitablement rattrapée par l’air du temps…

On espérait un feu d’artifice pour cette édition anniversaire; le 70e festival de Cannes laisse pourtant une impression d’ensemble mitigée. À l’image, bien sûr, d’une sélection officielle tout ce qu’il y a de plus fréquentable, mais dépourvue de ce plus indispensable aux grands millésimes: un film qui dépasse comme La Vie d’Adèle, en 2013, voire encore faisant planer sur la Croisette l’enivrant parfum du renouveau -ainsi, de Toni Erdmann, de Maren Ade, unanimement plébiscité en 2016, n’était par le jury. Symptomatique, sans doute, de ce bilan en demi-teinte: si l’on a, et c’est bien le moins, surtout parlé de cinéma pendant une douzaine de jours aux alentours du Palais, on a aussi assisté à l’émergence de la réalité virtuelle, matérialisée dans une formidable installation d’Alejandro González Iñárritu (lire par ailleurs). Et l’on a vu la télévision squatter comme jamais les écrans cannois, films et séries confondus, Jane Campion (Top of the Lake) et David Lynch (Twin Peaks) ayant choisi ce format pour effectuer leur retour sur la Croisette, tandis que Netflix s’invitait avec fracas au coeur de l’événement avec deux titres en compétition, Okja de Bong Joon-ho et The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach. De quoi assurer à la manifestation sa polémique annuelle… Incendie vite éteint, toutefois, ni l’un ni l’autre ne pouvant objectivement prétendre à la Palme d’or. Et un constat entériné par le jury de Pedro Almodóvar qui a préféré aller voir ailleurs, du côté de The Square, du Suédois Ruben Östlund, comédie acide portant un regard grinçant sur le monde d’aujourd’hui, et synthèse d’une bonne partie des courants ayant agité cette édition, la satire du milieu de l’art contemporain débordant sur une critique de l’individualisme à tout crin et de son corollaire, la dilution du lien social, deux des sujets d’une oeuvre en forme de mille-feuilles.

Gueule de bois

S’agissant des thèmes abordés, cette édition s’inscrit ouvertement, et sans surprise à vrai dire, dans la lignée des précédentes. Ce n’est pas un scoop, le monde va (très) mal, lapalissade vérifiée et amplifiée d’année en année, et film après film. On ne voit jamais que quelques oeuvres à s’être soustraites à cette pesanteur, soit une poignée de biopics (Barbara de Mathieu Amalric, Rodin de Jacques Doillon, Le Redoutable de Michel Hazanavicius), auxquels l’on ajoutera le féerique Wonderstruck de Todd Haynes, le sophistiqué L’Amant double de François Ozon, le frénétique Good Time des frères Safdie et les délicats The Day After de Hong Sang-soo, et Vers la lumière de Naomi Kawase -autant de films absents du palmarès, ce qui n’est sans doute pas un hasard. C’est que le festival a décliné l’inquiétude et la précarité sur tous les tons -climat anxiogène prolongé jusque dans les rues (et le ciel) de la cité balnéaire, soumise à un régime de haute-sécurité sans précédent. Vous avez dit gueule de bois?

« Tout autour le Monde et nous au milieu, aveugles« , prévient le synopsis de Happy End. À défaut d’une troisième Palme d’or, Michael Haneke a su mettre les mots sur les courants à l’oeuvre dans la sélection. L’indifférence fut l’un d’eux, omniprésente, qu’elle soit collective ou individuelle. Ainsi de celle, coupable, des autorités françaises face à l’épidémie du sida, au coeur des 120 BPM, de Robin Campillo, qui y retrace l’aventure Act Up, mixant film politique et drame intime; ou du pouvoir birman fermant les yeux sur les exactions commises par les partisans du Vénérable W., moine bouddhiste au discours haineux et islamophobe; voire encore de la bureaucratie russe imperméable à la quête d’une femme recherchant obstinément son mari, prisonnier, dans Une femme douce de Sergei Loznitsa. Mais aussi d’un chapelet de renoncements quotidiens, fruits de la lâcheté et de l’égoïsme ordinaires -au coeur de The Square de Ruben Östlund, comme de En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui, de The Killing of a Sacred Deer de Yorgos Lanthimos et du Happy End de Haneke.

Cabinet des curiosités

Avec ce dernier, c’est aussi la question des réfugiés qui s’invite sur la Croisette, pour y être déclinée sous diverses facettes. Les Bourgeois de Calais à la mode du réalisateur autrichien sont ainsi une famille d’industriels du Nord, totalement indifférents au drame se jouant à leur porte, présent en filigrane d’un film plutôt décevant à l’autopsie, comme si le réalisateur de Caché s’en tenait à l’inventaire de son style. Le Hongrois Kornél Mundruczó évoque aussi les migrants dans Jupiter’s Moon, parabole christique où l’un d’eux, originaire de Syrie et abattu par les gardes-frontières, lévite bientôt dans le ciel de Budapest, en une invitation littérale à regarder vers le haut -on n’adhère, pour tout dire, que fort modérément. L’actrice Vanessa Redgrave leur consacre pour sa part un documentaire, méditation où le passé et le présent convergent au son des mots de Shakespeare, qui lui prêtent d’ailleurs son titre, Sea of Sorrow. Et enfin, Alejandro González Iñárritu donne à partager l’expérience des réfugiés dans ce qui restera sans doute comme le moment d’exception du festival, l’installation en réalité virtuelle Carne y Arena.

Ajoutez-y la tentation des extrêmes -que l’on retrouve, à des degrés d’expression divers, dans Jupiter’s Moon et Le vénérable W., mais encore dans L’Atelier de Laurent Cantet ou In the Fade de Fatih Akin-, la soif de vengeance (présente dans The Square et dans In the Fade, dans The Beguiled de Sofia Coppola, comme dans You Were Never Really Here de Lynne Ramsay), ou l’inévitable corruption morale, généralisée pour ainsi dire, et le panorama du festival s’assombrit encore. Jusqu’à l’enfance qui s’y voit menacée -disparitions chez Zvyagintsev et Akin, abus chez Ramsay, tandis que Lanthimos revisite pour sa part le mythe d’Iphigénie… C’est toutefois de l’enfance et de l’adolescence que vient la bouffée d’air attendue, résistance à l’humeur mortifère du temps s’exprimant de façon déjantée chez John Cameron Mitchell (How to Talk to Girls at Parties), allumée chez Bong Joon-ho (Okja), engagée chez Robin Campillo (120 BPM) ou poétique chez Todd Haynes (Wonderstruck), dont le cabinet des curiosités se déploie en un appel du merveilleux. « Rien n’est plus beau que ce qu’on a sous les yeux et qui s’apprête à disparaître« , observe Naomi Kawase. Le regard Vers la lumière, malgré tout…

Texte Jean-François Pluijgers, à Cannes

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