Vent de fronde sur le Lido

Bones and All © Yannis Drakoulidis / Metro Goldwyn / Mayer Pictures

Point d’orgue d’une édition de haut vol, le Lion d’or de la 79e Mostra de Venise est allé à All the Beauty and the Bloodshed, documentaire engagé de l’Américaine Laura Poitras. Lignes de force.

Si on a pu la croire un temps menacée par l’essor du festival de Toronto, l’autre grand raout cinématographique de la rentrée, voilà quelques années maintenant que la Mostra de Venise a retrouvé son lustre d’antan. Mieux même, non content de rameuter la crème du cinéma d’auteur international, le plus ancien festival au monde -il a été créé en 1932- a réussi à se profiler comme rampe de lancement idéale pour les Oscars, des films comme La La Land, The Joker ou autre Roma ayant eu leur première dans la lagune, Venise n’hésitant par ailleurs pas, au contraire du grand rival cannois, à ouvrir grand ses écrans aux plateformes de streaming. Bigarrée sans doute, la sélection 2022 -où l’on retrouvait aussi bien le minimaliste Un couple de Frederick Wiseman, que l’imposant The Whale de Darren Aronofsky- aura plus encore brillé par sa qualité d’ensemble. Le constat vaut aussi pour son palmarès: le jury présidé par Julianne Moore, en octroyant le Lion d’or à All the Beauty and the Bloodshed de Laura Poitras, un documentaire traçant le portrait l’artiste activiste Nan Goldin, a salué une œuvre emblématique d’une édition féminine et engagée, parmi d’autres lignes de force. Survol.

Saint Omer
Saint Omer © National

Une édition de haut vol

Alignant les noms de Luca Guadagnino, Alejandro González Iñárritu, Jafar Panahi, Nicolas Winding Refn ou autre Andrew Dominik, le programme de la 79e édition était sans conteste alléchant sur le papier. Ce qui qui s’est vérifié sur les écrans où, de TÁR de Todd Field à Chiara de Susanna Nicchiarelli, les films ont régulièrement tutoyé les sommets. Ce que ne s’est fait faute de refléter un palmarès ne souffrant guère, une fois n’est pas coutume, de contestation: le Lion d’or à All the Beauty and the Bloodshed avait des petits airs d’évidence; le Grand Prix à Saint Omer, d’Alice Diop, récompense une œuvre d’une force implacable; le prix de la mise en scène à Luca Guadagnino pour Bones and All (assorti de celui du meilleur espoir à Taylor Russell) couronne un réalisateur ayant su transcender le film de genre pour livrer une parabole enlevée sur la différence; le prix spécial du jury à Jafar Panahi pour No Bears salue un geste artistique et politique admirable. Et l’on ne rappellera que pour la forme le talent de Cate Blanchett et Colin Farrell, prix d’interprétation, elle pour TÁR, lui pour The Banshees of Inisherin (dont l’auteur-réalisateur, Martin McDonagh, repart aussi avec le prix du scénario).

Boires et déboires des plateformes

C’est une constante depuis quelques années: la Mostra se montre bienveillante à l’égard des plateformes de streaming, pour lesquelles elle a pris l’habitude de dérouler le tapis rouge. Roma d’Alfonso Cuarón, The Ballad of Buster Scruggs des frères Coen ou autre The Power of the Dog de Jane Campion comptent ainsi parmi les films Netflix lancés sur le Lido pour en repartir auréolés de divers prix. Tendance que l’on pensait voir se confirmer cette année avec la présence, en compétition, de pas moins de cinq productions de géants du streaming (quatre pour Netflix et une pour Amazon). Qu’aucune d’entre elles -pas même le pourtant excellent Blonde d’Andrew Dominik, ni le fédérateur Argentina, 1985 de Santiago Mitre- n’ait obtenu de prix tient donc du camouflet.

Chiara
Chiara © Emanuela Scarpa / 2022 Vivo film Tarantula

Une mostra très politique

Tout est politique, c’est bien connu. Retraçant le combat de Nan Goldin et d’un groupe d’activistes s’attaquant vent debout à la famille Sackler et son empire pharmaceutique, dont la responsabilité est plus qu’engagée dans la crise des opiacés ayant fait des dizaines de milliers de morts aux États-Unis, All the Beauty and the Bloodshed aura donné le ton d’une Mostra à l’agenda chargé. Le documentaire de Laura Poitras démontre qu’un petit groupes d’individus peut s’opposer avec succès aux puissants, un motif commun à plusieurs films. En los márgenes, de Juan Diego Botto, met ainsi en scène la solidarité des humbles face aux expulsions de locataires en défaut de paiement en Espagne; Tant que le soleil frappe, de Philippe Petit, voit une petite communauté locale se souder face à l’urbanisation sans âme qu’on voudrait lui imposer; L’Origine du mal, de Sébastien Marnier, organise une alliance féminine de circonstance face au patriarcat; Argentina, 1985, de Santiago Mitre, témoigne de l’opiniâtreté d’un petit groupe d’avocats et de juristes pour que la junte militaire argentine réponde de ses actes lors d’un procès… Politique encore avec No Bears, de Jafar Panahi, qui met en abyme sa position de cinéaste empêché tout en questionnant habilement la répression dans l’Iran d’aujourd’hui. Ou, de manière sous-jacente, dans The Banshees of Inisherin de Martin McDonagh, curieux conte tenant de l’éloge de la lenteur en réponse à un monde devenu indéchiffrable. Ou dans TÁR de Todd Field, qui confronte une brillante cheffe d’orchestre aux conséquences de la cancel culture.

La place de l’artiste dans le monde

La Mostra aura ainsi questionné la place de l’artiste dans le monde: Nan Goldin la première, dont l’œuvre audacieuse constitue l’un des fils conducteurs de All the Beauty and the Bloodshed. Jafar Panahi aussi, qui ne laisse à nul autre le soin d’interpréter un cinéaste en proie à un dilemme cruel, tandis qu’Alejandro González Iñárritu met en scène son double fictif pétri de contradictions dans Bardo. Ils sont rejoints par la réalisatrice de The Eternal Daughter, de Joanna Hogg, l’écrivaine de Saint Omer, d’Alice Diop, et le dramaturge Aldo Braibanti, figure centrale d’Il Signore delle formiche, de Gianni Amelio, un film sur la répression de l’homosexualité en Italie dans les sixties. Sans oublier Marilyn, victime expiatoire de la société du spectacle dont Blonde retrace le parcours en fragments inspirés.

The Banshees of Inisherin
The Banshees of Inisherin © The Walt Disney Studios

Figures féminines et féministes

Marilyn, que campe avec brio Ana de Armas, est aussi l’une des figures féminines qui auront illuminé le festival. À ses côtés, Jean, la prof lesbienne de Blue Jean de Georgia Oakley, contrainte de mener une double vie dans le contexte homophobe de l’Angleterre des années 80; sainte Claire d’Assise, et sa quête d’absolu au cœur de Chiara, de Susanna Nicchiarelli; Fatima, la mère prostituée vivant aux marges de la société marocaine dans Les damnés ne pleurent pas de Fyzal Boulifa; Monica, la transsexuelle du film éponyme d’Andrea Pallaoro; Lydia Tár, la figure centrale du film de Todd Field; La Syndicaliste lanceuse d’alerte campée par Isabelle Huppert devant la caméra de Jean-Paul Salomé; Laurence Coly, la mère infanticide de Saint Omer; et jusqu’à Miu, “Jeanne d’Arc de l’espace” venue affirmer bien haut dans l’univers interlope de Copenhagen Cowboy de Nicolas Winding Refn son identité, féminine et féministe. Digne cousine… de Nan Goldin.

Quatre figures féminines au générique de la Mostra

Nan Goldin

La photographe new-yorkaise est au cœur de The Beauty and the Bloodshed, le remarquable documentaire de Laura Poitras, lauréate du Lion d’or. La cinéaste y esquisse un double portrait de Nan Goldin: l’artiste, qui se raconte d’une voix rocailleuse posée sur de larges pans de son œuvre, et l’activiste, engagée dans un combat contre la famille Sackler et son empire pharmaceutique, à l’origine de la crise des opiacés, dont elle s’est employée avec succès à faire voler en éclats le vernis philanthropique.

Fabienne Kabou

Pour Saint Omer, son premier long métrage de fiction, la cinéaste française Alice Diop, autrice notamment du remarquable Nous, s’empare d’un fait divers ayant défrayé la chronique en France, l’affaire Fabienne Kabou, du nom d’une jeune femme qui avait abandonné son bébé sur une plage de Berck, en novembre 2013. Elle tire de l’histoire de cette Médée moderne un drame austère, rigoureux et puissant, transcendant le film de procès pour tenter de percer le mystère d’une mère infanticide.

Marilyn Monroe

Inspiré du roman éponyme de Joyce Carol Oates, Blonde, d’Andrew Dominik, est moins une biographie classique qu’un portrait intime de l’actrice, star emblématique du XXe siècle et sex-symbol définitif de l’Amérique. Un parcours météorique -elle devait disparaître à 36 ans dans des circonstances restées nébuleuses- envisagé côté traumatismes, fêlures et névroses, pour un film léché où explose le talent de la comédienne cubaine Ana de Armas, Norma Jeane Baker plus vraie que nature.

Sainte Claire d’Assise

Après les dernières années de la chanteuse Nico dans le film éponyme, puis la vie mouvementée d’Eleanor Marx dans Miss Marx, c’est à une autre figure féminine d’envergure que s’intéresse Susanna Nicchiarelli dans Chiara, où elle retrace l’itinéraire de sainte Claire d’Assise, à compter du jour de 1211 où elle quitta les siens pour faire vœu de pauvreté (elle fondera l’ordre des clarisses). Pour signer, à rebours des clichés, une biographie austère et inspirée, qu’illumine Margherita Mazzucco.

Cinéaste de combat

Un documentaire Lion d’or, cela reste exceptionnel -on ne voit comme précédent récent que Sacro GRA, de Gianfranco Rosi, en 2013. C’est dire si le sacre de All the Beauty and the Bloodshed, de Laura Poitras, constitue un événement. Avec ce film, c’est le travail d’une journaliste et cinéaste de combat qu’a salué la Mostra. Originaire de Boston, Poitras s’est fait connaître par My Country, My Country, en 2006, un film où elle évoquait l’occupation américaine en Irak. Huit ans plus tard, elle signait Citizenfour, autour d’Edward Snowden, un docu qui devait lui valoir un Oscar. Son nouvel opus est, pour sa part, consacré à la photographe Nan Goldin, dont elle retrace le parcours d’artiste, mais aussi d’activiste. Non contente d’avoir porté un regard éminemment personnel sur le New York underground des années 70 et 80, une scène qui devait être décimée par le sida, Goldin s’est engagée, avec l’organisation P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), dans un combat opiniâtre contre les Sackler et leur empire pharmaceutique, accusé d’être responsable de la crise des opiacés aux États-Unis. Une action qui pris la forme de happenings dénonçant l’hypocrisie d’une riche famille ayant longtemps trouvé dans le mécénat artistique et le soutien à des institutions diverses une manière commode de se dédouaner à bon compte. “Je suis intéressée par des gens dont l’action individuelle est porteuse de changement, tout en nous permettant d’élargir notre compréhension du monde, explique la cinéaste. Un film est un processus organique. Ça commence par une idée pour glisser vers une autre, et la relation n’est pas à sens unique: de même que j’amène mes idées et une certaine méthode de travail, le film m’apprend des choses et peut m’entraîner dans des directions que je n’avais pas pensé emprunter. Dans le cas présent, tout est parti de Nan et P.A.I.N., qui avaient filmé et documenté leurs actions pendant plus d’un an. Je connaissais Nan, nous nous étions rencontrées à diverses reprises, et un jour, elle m’a dit qu’elle cherchait d’autres cinéastes pour rejoindre le projet. Voilà comment je me suis retrouvée impliquée.

No bullshit

Si, à l’origine, l’intérêt porte essentiellement sur le volet politique de l’histoire, Laura Poitras entend également faire dialoguer ce dernier avec la vie et l’œuvre de Goldin, les passerelles étant évidentes. Et d’entremêler activisme et démarche artistique, la photographe se racontant, et avec elle une époque, alors que défilent les images fixes de ses photographies et séries de diapositives -dont notamment la fameuse Ballad of Sexual Dependency. Pour un résultat proprement magistral: “J’ai été profondément émue par la façon dont elle parle de sa vie et son œuvre avec une honnêteté comparable à celle de ses photographies, en mode “no bullshit””, relève la cinéaste, qui parle d’une collaboration d’artiste à artiste plus que d’un travail biographique. Et si, indispensable filet de sécurité, elle a eu le loisir de revoir sa copie avant le montage du film, c’est une Nan Goldin sans filtre qui se dévoile à la première personne. Pour un film qui, mêlant l’intime au général, l’acte créatif à l’engagement politique, s’avère aussi fascinant qu’inspirant. Ne reste qu’à espérer que ce Lion d’or amplement mérité lui tienne lieu de sésame pour une distribution en salles…

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