On est parti à Beyrouth chercher le point de friction entre Occident et Orient selon la devise de Y.A.S. On y a trouvé Miah, Charbel, Jade, Mayaline, Marc, acteurs d’une micro scène musicale galvanisée par l’énergie de vivre et de créer, chassant les fantômes d’une histoire convulsive jamais très loin de la guerre.
» A l’été 2006, quand Israël a attaqué le Liban, une bombe est tombée à 20 mètres de chez moi… On devait aller lancer notre album à Dubaï mais l’aéroport, lui aussi bombardé, était fermé. Depuis lors, nous vivons avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, plus rien n’a de sens, à part survivre. » Dans son 4×4 qui cruise dans les rues d’Achrafieh, quartier chic de l’est de Beyrouth, Mayaline, 28 ans, est à la fois pimpante et (virtuellement) décomposée. Une assez bonne définition de cette ville où » la nuit est prépondérante et la scène rock un peu incestueuse ». La splendeur locale, décatie et décadente, semble construite sur des sables mouvants. Mayaline, c’est la moitié de Lumi – avec Marc – et une pop ironique très années 80: comme pratiquement tous les groupes de la scène actuelle libanaise, elle est chantée en anglais. » Bobo », comme ose la définir Mayaline sur la route du Basement, l’un des rares lieux rock de Beyrouth qui a planté sa gueule nocturne dans le port face aux façades frimeuses du bord de mer. Dans cette sensation de ville refondue, quelque part entre le Bronx et Dubaï, on croise sans cesse des bouts de maisons aux faciès mutilés. Mais les blessures les plus profondes sont chez les Beyrouthins. » En 2005, j’étais à l’aéroport pour m’embarquer vers Paris quand j’ai compris qu’il s’était passé quelque chose de terrible. C’était l’attentat contre Rafiq Hariri… (cf. encadré) le frère d’une très bonne amie y est resté. »Miah, fine blonde aux yeux bleus, a sorti un premier EP ( Catimini) où elle explore – en français – des chansons intimes que n’aurait pas désapprouvé Gainsbourg. Miah est née en 1979 à Londres dans l’exil de la guerre et définit sa vie comme » une série d’allers-retours entre le Liban et l’extérieur. Je me sens un peu déchirée même si je me sens aussi complètement libanaise, à la seule condition d’aller prendre des bouffées d’air ailleurs ». Du coup, ses Catimini ou Déboussole résonnent comme autant de cataplasmes révélateurs d’un grand théâtre ubuesque qu’elle ne voit pas réellement changer. Sous des airs libertaires, le Liban est un pays fissuré qui malaxe ses religions et ses cultures avec différents tabous. Ainsi, le très officiel Comité de Censure – qui dépend de la Sûreté Générale – a interdit le film Help le lendemain de son avant-première beyrouthine: son sujet, la prostitution, semblant plus intolérable que les bombes…
Microcosmos
» Mais la censure ne s’intéresse qu’aux productions en arabe. Si on s’exprime en français ou en anglais, elle ne prête aucune attention aux livres, aux films ou aux disques. Cela fait partie des nombreuses incohérences de ce pays . » Jade est une boule de nerfs de 32 ans qui me fait traverser Beyrouth dans sa nouvelle BMW sport » d’occasion« . Il a ouvert le Basement il y a 5 ans et travaille dans son propre studio d’Achrafieh où il produit des musiques de pub et de films. Il y prépare aussi de la techno-house qu’il va mixer régulièrement à Dubaï et Bahreïn, ces nids du Golfe pour lesquels le Liban est encore cette fameuse Suisse du Moyen-Orient vantée par la réclame d’avant-guerre. Après un exil de 3 ans à Montréal – trop loin du soleil, trop loin de nous – où il fait son boulot d’ingénieur, Jade revient à Beyrouth en 2001 faire chauffer la fusion rock/Orient au sein de Blend. Signé sur EMI-Arabia, le groupe fait 2, 3 tours, puis s’éteint de sa propre mort: » La scène libanaise est microscopique, ce sont les mêmes groupes depuis des années et j’en fais partie. Il nous faudra du temps pour apprendre à rêver. La guerre n’est pas finie, il ne faut pas oublier que l’occupation syrienne ne s’est terminée qu’en 2005 et Beyrouth est une bombe qui peut sauter à n’importe quel moment. Les autres pays avancent, nous pas. » Jade a parfois du mal à secouer ses vieux machins hantés de l’enfance, les nuits passées aux abris. Pourquoi rester? » Parce qu’à Beyrouth, il y a aussi une très belle énergie et des valeurs familiales, du soleil et de la lumière », dit-il alors que la question de la religion est bottée en touche: » Je suis né chrétien maronite mais cela n’a strictement aucune importance. » Tous les gens rencontrés diront d’ailleurs la même chose sur l’inutilité des appartenances.
Beyrouth disperse les semblants rock au gré de ses rues grouillantes: la guitare géante qui domine le Hard Rock Café sur la corniche El Manara ou les Harley Davidson en bandes crâneuses, moquant le trafic infernal chargé d’innombrables bouffeurs de pétrole. Mais Charbel, qui a une barbe de religieux sans l’être un instant, s’en fout. Il aime le creuset bouillant de Beyrouth consommé dans un mélange rock et dépravé. Visiblement, il ne s’est pas remis du spectre fissuré de Kurt Cobain. » Quand il est mort en 1994, il y a eu une vague de suicides à Beyrouth, la police était sur les dents, prompte à arrêter tout suspect aux cheveux longs mais ces morts n’étaient que coïncidence. Nirvana est resté important parce que le groupe représentait l’anti-autoritarisme, une expression pure. » Dans son rade habituel, un minuscule café branchouille de Gemmayzeh, ce garçon pâle et articulé qui » prend beaucoup de drogues », forme une drôle de pop star. Avec son groupe Scrambled Eggs, il a sorti 7 disques dont 2 B.O. en une douzaine d’années. Il multiplie les projets, par nécessité économique et curiosité pluridisciplinaire, trouvant sa propre réponse à la question posée de l’Orient/Occident: » A l’école catholique, on apprenait que le Liban est le pays où l’on peut skier et nager dans la mer la même journée et qu’il est à l’intersection de l’Orient et de l’Occident. On est tellement important qu’on a eu 20 guerres en 30 ans (sourire) : ce statut de pays tampon est plus une malédiction qu’une bénédiction. Mais culturellement, cela amène quelque chose, cela vaut la peine de vivre tellement de malheurs. » Choqué par la guerre de 2006, Charbel en pleine lecture de George Orwell, compose alors son propre 1984, nullement convaincu que la paix puisse être maintenant signée avec Israël, » responsable de tellement de massacres ». Le contexte politique est absorbé dans une attitude hyper-hédoniste, où l’humour pourrait être cette autre arme » qui tue les fascistes ». Ou tout au moins, trompe les intolérances. Ainsi, Scrambled Eggs vient de fabriquer une centaine de t-shirts jaunes et verts: » Ce sont les couleurs du Hezbollah, du coup, il règne une certaine confusion et on les a vendus comme des petits pains. Bien sûr, le Hezbollah s’en fout, il n’est pas comme dans Brüno où l’acteur se fait courser dans la rue par des juifs orthodoxes parce qu’il se balade en parodiant leur look. » Maintenant, Charbel parle des filles chiites aux yeux profonds comme la mer: » Je vivais avec cette fille que j’ai failli épouser, puis on y a renoncé pour « différents problèmes » liés à ma consommation de drogues. Non, je ne devais pas me convertir: on pouvait se marier civilement à Chypre. Et puis revenir au Liban et faire reconnaître le mariage, c’est l’hypocrisie de ce pays. » Pourquoi rester? » Je pourrais aller vivre à Paris, mais pour quoi faire? L’Europe, c’est vieux! » Une fille couverte en dessous et au-dessus des yeux passe dans la rue. On ne voit rien d’elle sauf ce regard, brûlante promesse de sensations inconnues. Son prénom pourrait être Beyrouth. Ceci dit, pas sûr qu’elle aime la guitare électrique.
Découvrir la scène libanaise sur www.lebaneseunderground.com et www.myspace.com/lumisounds
Texte Philippe Cornet, à Beyrouth
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