RETOUR SUR LA 73E MOSTRA, PROMETTEUSE SUR PAPIER, MAIS DÉCEVANTE À L’AUTOPSIE, EN DÉPIT DES COUPS D’ÉCLAT DE DAMIEN CHAZELLE, ANDREW DOMINIK OU, BIEN SÛR, LAV DIAZ, LION D’OR POUR UN FILM HORS-NORME.

Sentiment aussi étrange qu’inusité: la 73e Mostra de Venise s’est achevée le week-end dernier sur le sacre du cinéaste philippin Lav Diaz en laissant l’impression de n’avoir jamais vraiment commencé. L’effet, sans doute, de la relative désaffection ayant frappé cette année le Lido, dont le calme tranchait avec l’habituelle effervescence festivalière: les files n’ont jamais semblé aussi courtes, le public à ce point clairsemé, le marché tellement évanescent, constat encore aggravé lorsque, à quelques jours de la fin de la manifestation, les professionnels ont commencé à se faire la malle afin de gagner Toronto, concurrent dont la présence envahissante se fait chaque année un peu plus sentir. Le résultat, aussi, d’une sélection prêtant -euphémisme!- le flanc à la critique, la manifestation semblant se traîner mollement tandis que défilaient sur les écrans des toiles indignes d’un festival d’un tel rang, les The Light Between Oceans (Derek Cianfrance), Brimstone (Martin Koolhoven), Spira Mirabilis (Massimo D’Anolfi et Martina Parenti), Piuma (Roan Johnson)ou autre The Bad Batch (Ana Lily Amirpour) présentés en compétition et oubliés aussitôt vus. Autant dire que cette Mostra fut loin de déchaîner l’enthousiasme, et encore moins les passions, le palmarès concocté par Sam Mendes et ses jurés étant toutefois venu habilement donner le change, en saluant, dans le désordre, les meilleurs films et les différentes tendances observées, et en couronnant, en la personne de Lav Diaz, un artiste éminemment singulier. Bilan d’ensemble en sept instantanés.

Avanti la musica

Tout avait pourtant commencé pour le mieux avec La La Land, le second film de Damien Chazelle, découvert en ouverture. Le réalisateur de Whiplash s’y réapproprie la comédie musicale classique le temps d’un pas de deux enchanteur entre Emma Stone (futur Prix d’interprétation) et Ryan Gosling, et entraîne le Lido dans un tourbillon euphorique, non sans donner le la de la manifestation, définitivement musicale. Ce que confirmeront par la suite Les Beaux Jours d’Aranjuez de Wim Wenders, arrachés à l’ennui le temps de A Perfect Day de Lou Reed et de Into My Arms de Nick Cave; Jackie de Pablo Larrain, où se confondent le mythe des Kennedy et celui de Camelot. Sans oublier, bien sûr, One More Time with Feeling, exceptionnel documentaire consacré par Andrew Dominik (The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford) à l’enregistrement de Skeleton Tree, nouvel album de Nick Cave and The Bad Seeds écrit à l’ombre d’une tragédie dévastatrice (lire page 10), la mort accidentelle du fils du chanteur, tombé d’une falaise à Brighton. Fragile et bouleversant.

Le retour du retour du film de genre

Constat répété de Cannes à Berlin, et jusqu’à Venise: le cinéma de genre a la cote dans les grands festivals; tout l’art, pour les sélectionneurs, consistant à faire preuve de discernement. Confiné par le passé aux séances de minuit, le film de genre a désormais, ici comme ailleurs, les honneurs de la compétition, qui en accueille les multiples déclinaisons. Si le comité de sélection vénitien a eu la main heureuse avec l’épatant Arrival, voyant le cinéaste canadien Denis Villeneuve s’aventurer du côté de la science-fiction pour en livrer une version adulte, ou encore La Región Salvaje, où le Mexicain Amat Escalante teinte son naturalisme cru d’une bonne dose de fantastique, d’autres choix sont apparus nettement moins pertinents. Et la section reine du festival d’être sévèrement plombée par Brimstone, une tarantinerie lourdingue, The Light Between Oceans, un mélodrame poussif, ou encore, dans une moindre mesure, The Bad Batch, survival au féminin passant Mad Max à la moulinette psychédélique. À se demander comment ces films ont pu être préférés à Home de Fien Troch (primé à Orizzonti), One More Time with Feeling d’Andrew Dominik ou encore Réparer les vivants de Katell Quillévéré, tous « relégués » dans des sections parallèles…

Une affaire de femmes

The Bad Batch s’inscrit toutefois dans une tendance lourde de cette Mostra, qui s’est avérée avant tout une affaire de femmes. Postulat posé dès Arrival, où l’impeccable Amy Adams joue une linguiste appelée à sauver la planète envahie par des extraterrestres en une alternative réjouissante aux moyens militaires généralement déployés en semblable circonstance. Et ensuite réaffirmé au fil des toiles: Brimstone, où une mère puis sa fille s’élèvent contre la folie meurtrière d’un prêtre psychopathe; La Región Salvaje, où deux jeunes femmes tentent de se soustraire par d’insolites moyens au machisme ordinaire (doublé pour le coup d’homophobie); Une vie, adapté par Stéphane Brizé de Maupassant, portrait au féminin d’une existence ployant mais ne rompant point sous le poids de la désillusion; The Woman Who Left de Lav Diaz, où une femme, libérée après 30 ans de réclusion pour un crime qu’elle n’avait pas commis, découvre, tiraillée entre désir de vengeance et pardon, son pays transformé; On the Milky Road d’Emir Kusturica, où une belle Italienne arpente les Balkans en guerre portée par l’amour; Planétarium de Rebecca Zlotowski, entraînant deux soeurs médiums dans un mirage de cinéma occultant la perspective de la Seconde Guerre mondiale; Jackie de Pablo Larrain, magistral portrait de la First Lady au lendemain de l’assassinat de JFK, ou encore Voyage of Time: Life’s Journey, documentaire où Terrence Malick se mesure à l’univers, multipliant les adresses à la « Mother » de toutes choses…

Le XXIe siècle sera religieux…

Malraux l’aurait affirmé, en tout cas, et l’on n’est guère surpris de voir le réalisateur de The Tree of Life s’aventurer, avec un bonheur relatif, en terrain mystique et philosophique. Ils sont quelques-uns à lui emboîter le pas, avec des fortunes diverses, faut-il le préciser. Martin Koolhoven nourrit ainsi son Brimstone de mysticisme de pacotille transformant un pasteur dévoyé en croque-mitaine à même de faire passer le Robert Mitchum de La Nuit du chasseur pour un enfant de choeur; plus inspiré, Andrei Konchalovski confronte les protagonistes de son Paradise à une forme de jugement dernier; quant à Christopher Murray, il envoie un Christ aveugle dans le désert de la pampa del Taramugal, au nord du Chili, pour mettre ses convictions à l’épreuve du marasme. Enfin, Paolo Sorrentino dote l’Église catholique d’un Young Pope venu secouer la Curie romaine, et les fidèles dans la foulée -affaire à suivre en dix épisodes.

Le cinéma italien en berne

Ironie cruelle: le meilleur film italien découvert pendant cette Mostra est donc… une série télévisée, tournée en anglais par le plus international des réalisateurs transalpins. Sorrentino trouve dans ce format à rallonge un cadre à la mesure de son style baroque, The Young Pope déployant ses fastes (et ses interrogations) avec une jubilation communicative, porté par un impeccable Jude Law. Mais pour le reste, et quoique largement représenté, le cinéma italien affiche un bilan désolant à l’issue de la Mostra. Les Spira Mirabilis, Piuma et autres Questi Giorni (Giuseppe Piccioni) ont constitué autant de maillons faibles de la compétition, et ce ne sont pas l’aimable Tommaso de Kim Rossi Stuart ni le balourd L’Estate Addosso de Gabriele Muccino, présentés par ailleurs, qui ont changé la donne. À la décharge des sélectionneurs, on précisera toutefois que la crème de la production transalpine privilégie généralement la Croisette au Lido -constat encore vérifié cette année, Marco Bellocchio (Fai Bei Sogni) et Paolo Virzi (La Pazza Gioia) ayant préféré réserver leurs films à la Quinzaine cannoise.

Tendance latino-américaine

Venise a toujours aimé défricher de nouveaux continents. Mais si l’Asie a longtemps eu ses faveurs (le Lion d’or allant d’ailleurs au Philippin Lav Diaz pour The Woman Who Left et sa démarche esthétique sans équivalent), le millésime 2016 vient surtout saluer l’évidente vitalité du cinéma sud-américain, largement représenté sur les écrans comme au palmarès, avec le prix de la mise en scène au Mexicain Amat Escalante (La Región Salvaje), celui d’interprétation à l’Argentin Oscar Martinez pour El Ciudadano Ilustre et celui du scénario à Jackie du cinéaste chilien Pablo Larrain, griffant sa première production américaine. Une tendance lourde, après une édition 2015 qui couronnait le Vénézuélien Lorenzo Vigas pour Desde Alla, tout en octroyant le prix de la mise en scène à l’Argentin Pablo Trapero…

Un festival entre deux eaux

Au-delà, le doyen des festivals de cinéma sera apparu plus que jamais écartelé entre sa vocation « auteuriste » d’une part, et une tentation hollywoodienne accrue d’autre part. Si le Lion d’or de Lav Diaz est venu entériner la première -au risque d’ailleurs d’une visibilité réduite, les quatre heures de ce film en plans fixes d’un noir et blanc somptueux étant à même de rebuter plus d’un distributeur-, la tonalité américaine de la sélection, affirmée dès l’ouverture ne s’est pas démentie jusqu’à la clôture. Venise est désormais considérée comme une rampe de lancement pour les Oscars, statut attesté par Gravity, Birdman et Spotlight, présentés au Lido avant de triompher aux Academy Awards, et que pourraient confirmer cette année La La Land, bien sûr, voire encore Nocturnal Animals de Tom Ford, ou Jackie, fleurons d’une offre américaine élargie. La question de l’identité de la Mostra se pose dès lors avec d’autant plus d’acuité que Toronto et San Sebastian (que lui ont préféré le Nocturama de Bertrand Bonello ou le Snowden d’Oliver Stone) n’en finissent pas de lui tailler des croupières. Si les lendemains incertains sont dans l’ADN du festival, la Mostra 2016, naviguant entre deux eaux, a parfois donné l’impression de faire « spritz », semblant devoir se noyer dans le breuvage apéritif qui fait le délice des festivaliers comme des Vénitiens…

TEXTE Jean-François Pluijgers, À Venise

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