Une jeunesse américaine

Don Carpenter excelle à mettre en scène les tourments de la jeunesse. Nouvelle démonstration dans ce roman initiatique cruel et mélancolique.

En publiant au compte-gouttes depuis 2012 les romans de Don Carpenter (1931-1995), la petite maison d’édition Cambourakis répare une injustice flagrante. Les six romans traduits à ce jour (soit la moitié de son oeuvre) ont démontré l’étendue de son talent, sa férocité, son humour désenchanté et sa mélancolie vagabonde seyant aussi bien à la comédie de moeurs (le très cassavetesien Un dernier verre au bar sans nom), à la chronique fulgurante et enivrée d’une nuit brûlante inspirée par son passage douloureux comme scénariste à Hollywood ( Strass et paillettes: souvenir) qu’à la fresque sociale âpre et violente (le séminal Sale temps pour les braves ou ce nouveau Clair obscur, paru à l’origine en 1967, et qui donne une tonalité post-Beat Generation à cette rentrée littéraire).  » Semple n’était ni fou ni idiot, même s’il lui arrivait de passer pour l’un ou l’autre, ou les deux, mais de fait, il n’était pas non plus sain d’esprit au sens habituel du terme. » Irwin Semple vient de passer 18 ans derrière les murs d’un asile psychiatrique à convoquer des sensations par la seule force de son esprit, à apprendre la patience et à contrôler ses pulsions -même les plus inoffensives comme la joie qui se manifeste chez lui par  » des grondements et grognements, les yeux fous, des gesticulations incontrôlables« . Un épisode décrit avec une sensorialité sauvage toute faulknérienne.

Une jeunesse américaine

Bouc émissaire

À 35 ans, il retrouve la liberté,  » parce qu’ils ne pouvaient pas le soigner et qu’ils avaient besoin de place« . Sans projet précis, celui dont les traits repoussants – » Le visage de Semple était un désastre« – semblent matérialiser le désordre mental va tenter de se réinsérer. Avec succès dans un premier temps, la routine entre le centre de réadaptation et un boulot manuel éreintant lui servant de béquille, de rail, à l’abri de toute émotion trop intense qui pourrait mettre son cerveau en ébullition. Une digue fragile rompue le jour où il croise par hasard dans la rue Harold Hunt, l’ancien camarade du lycée et principal artisan de sa chute et de son internement. À partir de là, tout déraille. Toutes les nuits, mû par une force irrésistible, Semple se poste dans le jardin d’Harold pour espionner ses moindres faits et gestes, et plus encore ceux de sa femme, point focal de pulsions sexuelles qu’il peine à déchiffrer, le laissant démuni et fébrile. Même l’affection de sa voisine, qui cherche surtout à meubler sa propre solitude, ne pourra défaire le noeud qui s’est formé dans son esprit confus. Mené en parallèle sur deux fronts temporels, le récit est ponctué de flash-backs racontant par bribes la jeunesse de Semple, jusqu’au drame qui l’enverra à l’asile. Élevé dans une famille cinglée, ce monstre inoffensif se démène pour se faire bien voir d’une bande d’abrutis du coin dont il n’est en réalité que le souffre-douleur, à la merci en particulier d’Harold, ado arrogant, vaniteux et manipulateur qui tyrannise son entourage, filles comprises, pour ne pas avoir à dévoiler ses sentiments et ses complexes. La plume sèche et poétique de Carpenter met à nu les désirs juvéniles mal dégrossis et les échecs honteux dont on ne se remet jamais. Un cocktail littéraire redoutable qui ne se laisse pas enfermer dans un genre, à la fois suave et moite comme une pièce de Tennessee Williams et corsé et désenchanté comme une nouvelle de John Fante. Rien que ça.

Clair obscur

De Don Carpenter, éditions Cambourakis, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, 208 pages.

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