QUATRE ANS APRÈS LE GONCOURT, MARIE NDIAYE SIGNE UN ROMAN DÉRANGEANT ET ENVOÛTANT, LADIVINE, CHRONIQUE AMÈRE DE TROIS GÉNÉRATIONS DE FEMMES AU BORD DU GOUFFRE. TOUT LE CONTRAIRE D’ELLE.

Quand nous la rencontrons dans les bureaux animés de Gallimard, elle termine le marathon promo pour la sortie de son nouveau roman, Ladivine, le premier post-Goncourt, et semble ravie de rentrer chez elle le soir même, à Berlin, où elle vit depuis six ans avec son mari, l’écrivain Jean-Yves Cendrey, et leurs trois enfants. Ils avaient fui le sarkozysme à l’époque, troquant la ruralité primitive d’un village de Gironde pour cette ville arty bouillonnante et cosmopolite. Deux manières de se camoufler, de se mettre à distance de ce centre de gravité littéraire dont la lumière éblouissante efface ces zones d’ombre qu’elle affectionne tant. « A Berlin, je me sens à la fois étrangère, d’autant que je ne maîtrise pas l’allemand, et en même temps complètement chez moi parce que tout est familier« , observe-t-elle dans un murmure étouffé qui semble pouvoir se briser à tout instant.

Plus que de la timidité, il faut voir dans ce débit en suspension le signe d’une retenue naturelle. La même qui lui a préservé sa modestie et une simplicité désarmante alors que son parcours sans faute aurait pu faire enfler le melon de n’importe quel blasé de l’existence. En style télégraphique, on pourrait le résumer ainsi: naissance en 1967 dans le Loiret d’une mère française et d’un père sénégalais, enfance sans accroc en banlieue parisienne entre sa mère et son frère, premier coup d’éclat littéraire à 17 ans avec Quant au riche avenir publié aux éditions de Minuit, rencontre dans la foulée avec un écrivain en devenir, Jean-Yves Cendrey, prix Femina en 2001 pour le troublant Rosie Carpe, première écrivaine vivante à voir un de ses textes, Papa doit manger, figurer au répertoire de la Comédie-Française en 2003, participe activement au scénario de White Material, le film de Claire Denis, en 2009, Goncourt la même année avec l’indélébile Trois femmes puissantes, portrait en trois temps d’autant de femmes prisonnières dans les rets de la condition humaine. Et l’on peut donc désormais ajouter à ce rapide et lacunaire survol Ladivine, récit choral flirtant avec le fantastique autour de trois femmes -tiens, tiens- liées par le sang vicié de l’hérédité et d’une malédiction auto-immune. Marie NDiaye poursuit ici de la plus belle et singulière des façons son exploration des sous-sols de l’identité, de la transmission, et surtout de la honte, ce fardeau qui empêche la lumière d’entrer dans les coeurs, les condamnant à une mélancolie toxique.

Le Goncourt a-t-il été un cadeau empoisonné? A-t-il rendu plus glissante la pente savonneuse de la création? « Il n’a rien changé à ma façon d’écrire, observe-t-elle en coulant sur son interlocuteur un regard de braises éteintes qui pourrait passer pour de la lassitude mais traduit, on le comprend vite, une distance pudique avec cet exercice d’introspection forcée qu’est l’interview. Il a juste eu une influence pratique. J’ai gagné des lecteurs et le livre a été traduit dans un plus grand nombre de pays (600 000 exemplaires vendus rien qu’en France, ndlr). Bien sûr, je suis consciente qu’il y a une attente plus grande, que certains m’attendent même peut-être au tournant, mais ça ne m’a jamais fait peur. Je n’y pense pas. Je fais ce que j’ai à faire.  »

Un prénom prédestiné

La longue période de silence depuis Trois femmes puissantes n’a donc rien à voir avec le poids des responsabilités mais bien avec une méthode de fabrication riche en sucres lents: « Je laisse toujours s’écouler plus ou moins un an après avoir fini un roman avant d’entamer le suivant. Ce qui ne veut pas dire que je n’écris plus mais je me limite à des formats courts. Et je mets à profit ce laps de temps pour réfléchir aux ingrédients du futur livre. Ma principale source d’inspiration est mon imagination mais elle se nourrit de la lecture de la presse, des conversations que je peux entendre dans la rue, de ce que me racontent mes amis, bref de toute cette réalité qui m’entoure. Après cette période de gestation, je n’ai encore que des ébauches de personnages et de lieux mais rien encore de très précis. Tout va s’affiner au fil de l’écriture. Ce qu’il y a de plus intangible, ce sont peut-être les prénoms, que je choisis soigneusement, souvent avant même les personnages. A eux de s’adapter ensuite à cette appellation…  »

Cette question de l’étiquette qu’on vous colle à la naissance n’a rien d’anecdotique. Elle est au coeur du roman et des préoccupations de l’auteur depuis toujours. Pour tenter d’échapper à ses origines et couper le cordon qui la relie à une mère dont elle a honte, Malika se fait appeler Clarisse dans sa nouvelle vie, comme si ce subterfuge allait suffire à effacer le passé et à expurger sa mémoire. Marie NDiaye croirait-elle à une forme de déterminisme imposé par le prénom? « Je pense en tout cas qu’on serait différent si on portait un prénom différent. Il impose quelque chose. Si vous vous appelez Ladivine comme deux de mes personnages, vous avez presque le devoir d’être digne, de garder la tête haute en toutes circonstances.  »

C’est donc à partir d’un brouillard d’images flottantes et de personnages à l’état fantomatique qu’elle va tricoter un récit dense, dérangeant et labyrinthique. Si pas un miracle, une redoutable alchimie permettant de transformer de simples clous en or romanesque. « Il y a en effet quelque chose de magique, d’insaisissable dans l’écriture, reconnaît volontiers cette écrivaine-née. Je suis d’ailleurs souvent surprise de ce que j’ai réussi à exprimer quand je me relis le lendemain.  » Un tour de passe-passe dont elle serait bien en peine de nous livrer le mode d’emploi, comme si tout se passait derrière une porte close. On reste d’ailleurs un peu interdit devant le paradoxe de ces écrivains « ordinaires », à la vie en apparence bien rangée, et aux livres portant les stigmates de la douleur et de l’étrangeté. Il y a quelque chose qui cloche: on s’attend à ce que quelqu’un qui drague le fond de l’âme humaine comme elle le fait traverse l’existence l’angoisse en bandoulière. Et bien apparemment non. L’auteur ne ressemble pas nécessairement à son oeuvre.

Même si chacun de ses livres foule de nouveau territoires, géographiques et émotionnels, on retrouve une série de spectres plus ou moins dysfonctionnels à chaque escale. A commencer sans doute par la famille, qui ressemble plus à un champ de bataille qu’à un havre de paix sous la plume de la métisse. Déjà dans En famille, paru en 1990, elle montrait de quelles horreurs était capable le cercle familial, et comment il pouvait lézarder en profondeur le ciment identitaire d’un individu. « C’est le lieu de relations souvent compliquées même si ce n’est pas inéluctable. Mais difficile de construire un roman si tout est harmonieux. La première phrase d’Anna Karénine résume bien ça: « Les familles heureuses se ressemblent toutes. «  » Elle n’en dira pas plus, comme si les mots qui coulent sur le papier étaient directement siphonnés dans le réservoir de l’inconscient, échappant du coup à toute tentative de rationalisation. Même chose pour cette violence sourde qui ronge ses personnages et frappe même ici dans sa froide nudité, faisant glisser par moments Ladivine vers le thriller métaphysique.

Magie noire

On a du mal à imaginer autant de noirceur s’échapper de cet être posé et félin qui dit ne pas connaître la colère -« la seule chose qui me met hors de moi, c’est la vulgarité, la goujaterie, dans la rue ou au volant« -, et n’imagine pas un instant pouvoir faire du mal à une personne, « même pas à un animal« . Pas plus que la violence, la honte dont elle farcit sa prose ne la ronge. « C’est un sentiment que j’ai éprouvé quelques fois comme tout le monde mais qui ne m’habite pas en permanence. Je voulais juste montrer comment elle se transmet de mère en fille et comment on arrive difficilement à s’en débarrasser une fois qu’elle est dans le fruit.  »

La violence, la famille, la honte sont donc avant tout des ressorts narratifs. Tout a l’air simple à l’entendre, évident presque. Marie NDiaye compose avec ce qu’elle connaît -Berlin et Langon où elle a habité, la vie des gens ordinaires qu’elle côtoie…- et pourtant ses livres, celui-ci en particulier, valsent avec le diable. Comme s’ils contenaient à chaque page des sortilèges. On frise par moments le vaudou littéraire, sentiment accentué par un style poétique vertigineux -phrases kilométriques excisant les sentiments par la racine- qui finit par mettre le lecteur sous hypnose. L’auteure nous projette dans une dimension parallèle où les chiens deviennent des êtres mystérieux chargés de veiller sur les humains. C’est ici qu’intervient ce réalisme magique dont elle badigeonne la plupart de ses rôtis textuels. Un régal pour les pupilles. En même temps qu’une épreuve: le lecteur marche en permanence sur les sables mouvants de ses propres démons.

Peut-on y voir le fruit d’un héritage africain? Pas vraiment, son père a quitté le bateau quand elle avait un an et elle n’est retournée que sporadiquement en Afrique. Contrairement à son frère, un sociologue en première ligne sur la place des Noirs dans la société française, elle ne revendique ni ne proteste. « Mon identité n’est pas problématique, assure-t-elle. J’en parle dans mes livres parce que ce sont des questions qui m’intéressent dans l’absolu. Personnellement, je ne me vois pas comme une femme noire. Ça me fait d’ailleurs toujours bizarre d’être définie de cette façon. Mais il faut parfois accepter les impressions même si elles sont fausses. Quand des Noirs me félicitaient dans la rue après le Goncourt, je n’allais pas refuser leur enthousiasme…  »

Rien n’est jamais figé chez Marie NDiaye. Elle construit ses romans comme des Lego. Même quand elle a fini d’écrire, il lui arrive de chambouler l’ordre des chapitres pour accentuer l’effet de fantastique. Elle « monte » en quelque sorte son roman comme un cinéaste son film. D’où ces changements de bande impromptus, ces zigzags narratifs. « Le réel tue une certaine poésie« , lâche-t-elle entre ses lèvres pulpeuses. Dans son cas, une poésie délicieusement vénéneuse.

RENCONTRE LAURENT RAPHAËL, À PARIS

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