Un homme et son rêve

Avec le personnage de Jefferson Smith (James Stewart), Frank Capra a créé sans doute l'une des plus belles figures du rêveur, rebelle par obligation. © GETTY IMAGES

Pendant tout l’été, Focus décline les multiples incarnations des rebelles au cinéma. Après le hobo, place au rêveur et son empreinte décalée sur la marche du monde.

Vingt-trois heures seize minutes! Voilà vingt-trois heures seize minutes que Jefferson Smith, hagard, tient le crachoir devant le Sénat américain, et le chroniqueur radio couvrant les événements n’en peut plus, pas plus d’ailleurs que les opposants au jeune élu qui se sont relayés dans l’assistance pour mener une guerre d’usure à défaut de pouvoir l’interrompre. Le marathon oratoire insensé touche pourtant à sa fin, consacrant, sur un ultime coup de théâtre, le triomphe de nobles idéaux sur la corruption gangrenant la politique et l’exercice du pouvoir en un happy end attendu. Avec Mr. Smith Goes to Washington (1939), Frank Capra signait son film le plus fameux, une fable dénonçant, non sans ironie, les turpitudes et la collusion des puissants au détriment du peuple, manière pour le cinéaste de mieux exalter les vertus de la démocratie. Une réussite exemplaire, et du cousu main pour James Stewart, incarnation idéale de ce naïf un brin exalté s’arc-boutant à ses principes, boy-scout à qui les « insiders » donneront du « champion des causes perdues » ou autre « Don Quichotte », avant de réaliser à leurs dépens qu’il était « honnête, pas stupide ».

Pierre Richard  dans Le Distrait
Pierre Richard dans Le Distrait

Mr Smith au Sénat allait connaître un triomphe, en dépit de vives polémiques dans le monde politique américain de l’époque, le film étant accusé d’anti-américanisme et de pro-communisme, ce qui prête aujourd’hui plutôt à sourire tant l’oeuvre semble inscrite dans l’ADN d’un pays dont elle rappelle avec insistance les principes fondateurs. Stewart, dans ce qui restera l’un des rôles emblématiques de sa riche carrière, imposera de son côté la figure du rêveur, rebelle malgré lui pour ainsi dire, ou par obligation dans le cas présent, réussissant à infléchir la marche injuste du monde.

Tucker
Tucker© Getty Images

Potentiel subversif

Ce motif, le burlesque en avait déjà esquissé les contours, de manière moins ouvertement politique, à quoi il privilégiera le décalage. À un Chaplin objectivement marginal, Buster Keaton substitue un personnage indéfini socialement, mais pas moins réfractaire à un ordre du monde qu’il observe avec la distance du rêveur tout en l’arpentant avec la grâce du funambule. Le résultat n’est pas moins probant, et le cinéma de « l’homme qui ne rit jamais » réussit à combiner magistralement poésie, précision mécanique et dérèglements subtils, concentré ouvrant sur de multiples possibles -réenchanter le monde, bien sûr, avec ce que la démarche peut aussi avoir de subversif. Ils seront d’ailleurs nombreux à s’engouffrer sur ses traces, Jacques Tati le premier ( lire par ailleurs), qui met en scène un univers en « tatirama », s’appuyant sur un sens aiguisé de l’observation pour refléter son environnement en quelque miroir déformant. Le personnage de Hulot, avec sa gestuelle en suspension, y apporte une dimension discrètement mais efficacement critique, sa seule présence tenant lieu d’antidote à l’ennui comme à l’uniformité alors qu’il passe le basculement de la France dans la modernité au crible de son regard en coin. À quoi la logique du grain de sable vient donner, à l’occasion, un tour joyeusement destructeur -voir ainsi la seconde partie de Playtime, modèle de déraillement programmé dont le seul équivalent cinématographique reste le non moins décoiffant The Party de Blake Edwards, habité par un Peter Sellers semblant évoluer dans une autre dimension.

Pierre Richard endosse à son tour les habits du rêveur de celluloïd à l’orée des années 70, pratiquant l’art délicat du déséquilibre et de la subversion douce dans Le Distrait -presque un titre-manifeste-, qu’il réalise en plus d’en tenir le rôle principal. Soit Pierre Malaquet, publiciste à l’imagination débordante mais à la maladresse insigne dont l’engagement par une agence (dirigée par Bernard Blier, tout un programme) va résulter en une série de gaffes qui sont autant de coups médiatiques, l’humour macabre qu’il pratique sans modération -genre  » St Michel, la cigarette qu’on fume jusqu’à la dernière »– faisant mouche au-delà de toute espérance, avec des conséquences qui échapperont à son contrôle. Non content de démonter les rouages de la pub et de la société de consommation, Richard livre une réjouissante satire de la bourgeoisie sous couvert de comédie, le rêveur-gaffeur faisant aussi office de révélateur, suivant un engrenage que n’aurait pas désavoué le Gaston Lagaffe de Franquin. L’irrésistible Alec Guinness évoluait dans de mêmes eaux à la faveur de The Man in the White Suit, tourné par Alexander Mackendrick pour les studios Ealing en 1951. C’est là l’histoire de Sidney Stratton, préposé au rinçage des tubes à essai dans le laboratoire d’une filature du nord de l’Angleterre s’adonnant, dans le plus grand secret, à des expériences qui visent à créer un tissu insalissable et inusable. Et d’arriver à ses fins au prix de quelques explosions et de non moins fréquents licenciements, pour réaliser que l’industrie textile n’est guère disposée à commercialiser un produit susceptible de la priver d’une bonne part de ses revenus, noeud d’une satire sociale percutante et, par bien des aspects, prémonitoire.

Uccellacci et Uccellini
Uccellacci et Uccellini

Don Quichotte et les moulins

On retrouve le principe de l’inventeur-rêveur arraché à son petit nuage pour se heurter de plein fouet à la dure réalité du monde dans Tucker: The Man and His Dream, réalisé par Francis Ford Coppola en 1988. Le réalisateur de The Conversation y revient sur le destin de Preston Tucker (Jeff Bridges), ingénieur visionnaire ayant conçu, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une voiture révolutionnaire préfigurant les améliorations des décennies à suivre. Mais qui, sitôt un prototype sorti de ses lignes de production, verra les « géants » de l’industrie automobile de Detroit, Ford, General Motors et Chrysler, se liguer contre lui. Une histoire vraie, renouant par le ton avec les films sociaux des années 30 et 40: « C’est une histoire à la Capra, l’histoire d’un Américain ordinaire, un type sympathique qui tente d’accomplir son rêve malgré la pieuvre imbécile et sans coeur qui finira par ruiner l’économie américaine », expliquera le cinéaste (1). Mais si le film compte parmi les plus sensibles et émouvants de son auteur, c’est peut-être aussi parce qu’on peut y voir la parabole de son propre parcours à Hollywood, cristallisé autour de ses studios, Zoetrope. L’artiste et son rêve en butte à une industrie aux impératifs plus prosaïques, c’est là une antienne presque aussi vieille que le cinéma. Orson Welles et Terry Gilliam, parmi (beaucoup) d’autres en ont fait les frais, qui se sont cassé les dents sur un projet d’adaptation du Don Quichotte de Cervantes, les aventures de l’Homme de la Manche trouvant là une résonance inattendue. Georg Wilhelm Pabst en 1933, Grigori Kozintsev en 1957 ou Albert Serra en 2006 comptent parmi ceux qui s’y frotteront avec un inégal bonheur, le roman de chevalerie se prêtant aux variations les plus diverses.

Lazzaro Felice
Lazzaro Felice

Fables politiques

On peut en trouver comme un écho dans le picaresque Uccellacci et Uccellini que réalise Pier Paolo Pasolini en 1966. Un père et son fils, Totò et Ninetto, y battent, tels deux vagabonds innocents, la campagne romaine lorsqu’ils sont accostés par un corbeau -de gauche, précise-t-il- qui leur parle philosophie et politique sans qu’ils y entendent un traître mot. Et d’être projetés au XIIe siècle sous les traits de deux moines chargés, à l’invitation de saint François, d’évangéliser les faucons et les moineaux, les puissants et les humbles, pour leur apprendre la fraternité. Entreprise pour le moins hasardeuse qui livrera la suite de ses enseignements lors de leur retour dans la réalité de l’Italie contemporaine. Quelque 50 ans plus tard, le lumineux Lazzaro Felice, d’Alice Rohrwacher, oscille lui aussi entre fable politique et allégorie poétique. Soit l’histoire de Lazzaro, jeune homme d’une exceptionnelle beauté et d’une pureté immaculée passant, toutes contraintes temporelles abolies, d’une petite communauté rurale à la périphérie urbaine, pour se voir confronté aux vicissitudes du monde. Et un film traçant, sous l’apparence du conte et dans le regard de l’innocent, le portrait d’une Italie contemporaine où les exploités des campagnes d’hier sont les oubliés des villes d’aujourd’hui, la finance et la dérégulation du marché du travail ayant pris le relais de l’aristocratie foncière et de l’Église. Un propos tout sauf naïf pour le coup, à l’instar encore de celui sous-tendant Le Havre (2011), conte de fée social du réalisateur finlandais Aki Kaurismäki. Marcel Marx (André Wilms), un ex-écrivain reconverti cireur de chaussures dans la ville portuaire du Havre, y recueille Idrissa (Blondin Miguel), un jeune clandestin gabonais débarqué dans un container, et traqué depuis sans relâche par les forces de l’ordre. Et d’en appeler à la solidarité sans failles de gens de peu mais de bien pour arracher le gamin à son funeste destin. Dans la grande tradition des cinémas burlesque et social, l’auteur de L’Homme sans passé trouve dans ce drame de l’immigration l’occasion, sous couvert d’humour absurde et laconique et de décalage contrôlé, de réenchanter le monde, confiant en la possibilité d’une humanité réaffirmée. Ou, comme ses personnages, rêveurs peut-être, mais pas déconnectés pour autant…

(1) Cité dans le catalogue du festival Lumière 2019.

Chaque semaine, gros plan sur un archétype du rebelle au cinéma.

Playtime de Jacques Tati
Playtime de Jacques Tati

Jacques Tati et les Trente Glorieuses

De Jour de fête à PlayTime, le créateur de Monsieur Hulot a croqué les mutations de la France.

Peu de cinéastes, sans doute, ont su comme Jacques Tati prendre la mesure amusée des mutations de la France de l’après-guerre à travers l’objectif de leur caméra. De Jour de fête, son premier long métrage sorti en 1949, à Parade, qu’il tourne en 1973, la filmographie du réalisateur couvre peu ou prou la période des Trente Glorieuses -une expression que l’on doit à l’économiste Jean Fourastié-, révolution invisible consacrant le passage de l’Europe à la société de consommation, et marquée tout à la fois par le progrès technique et scientifique, une forte croissance économique et l’augmentation sensible du niveau de vie.

Dérèglement systématique

Tati a tôt fait d’en esquisser les dérives, ses films portant un regard délicatement subversif mais dénué de malveillance sur les bouleversements en cours. Non content d’imposer un comique d’inspiration burlesque dans le paysage cinématographique hexagonal, Jour de fête acte l’intrusion (encore balbutiante) de la modernité dans la France rurale -à Sainte-Sévère pour le coup, village dont la fête prend un tour échevelé lorsque François le facteur (que campe le réalisateur), ayant vu dans une attraction foraine un documentaire sur les postes aux États-Unis, se met en tête de se lancer dans une « tournée à l’américaine » sur son vélo d’un autre âge, force gags à l’appui. Quatre ans plus tard, Les Vacances de Monsieur Hulot place l’oeuvre du cinéaste sous le signe du grain de sable venu gripper jusqu’aux mécaniques les mieux huilées. Un grain de sable qui adopte les traits de Hulot (Tati, qui d’autre?), hurluberlu dégingandé débarqué à Saint-Marc-sur-Mer au volant de sa Salmson brinquebalante, et semblant avoir pour dessein principal sinon exclusif de venir perturber la villégiature des autres estivants, fût-ce involontairement. C’est la France des années 50 et la société en vacances que croque ici Tati, son conformisme qu’il tourne délicieusement en dérision, à travers un personnage dont la présence décalée bouscule tout à la fois les conventions et les aspirations au sérieux, individu voué aux marges en dépit de sa volonté de s’intégrer, rebelle comme par défaut.

On retrouve quelques années plus tard ce même Hulot dans Mon oncle (1958), où Jacques Tati orchestre la confrontation entre deux mondes, celui, archaïque et poétique, où évolue l’homme à la pipe, et celui, moderne et fonctionnel, que symbolise, avec son architecture et sa technologie dernier cri, la villa Arpel -du nom de ses occupants, sa soeur et son beau-frère, un couple de bourgeois fats, et leur enfant, Gérard. Ici encore, le cinéaste se livre à une entreprise de dérèglement systématique, l’arrivée de Hulot avec sa fantaisie suffisant à semer le trouble dans cet univers modèle aseptisé à l’excès. Une vérité que Tati applique aussi bien au confort domestique qu’au décor d’une usine envisagée comme un environnement déshumanisé -l’entreprise Plastax, où l’éphémère engagement de l’énergumène jette les bases d’une douce et salutaire anarchie.

(R)évolution permanente

Playtime, en 1967, parachève le grand-oeuvre de l’auteur-réalisateur, qui a d’ailleurs mis les petits plats dans les grands, faisant bâtir sur le plateau de Gravelle, dans le bois de Vincennes, Tativille, cité administrative ultra- moderne que visite un groupe de touristes américaines, et où Hulot, devenu un citoyen presque anonyme, va se heurter, dans un labyrinthe de verre et d’acier de 15 000 mètres carrés, à la déshumanisation en marche. Avant, toutefois, que la vie ne reprenne ses droits à la faveur de l’inauguration d’un restaurant branché, le Royal Garden, où sa présence va achever de provoquer le chaos -élément perturbateur parce que définitivement humain, en somme. Aussi finement observé que visionnaire, Play Time, mû encore par une logique où l’abstrait le dispute à l’absurde, sera un échec dont Tati ne se remettra jamais tout à fait. Son cinéma non plus, et Trafic et Parade, ses longs métrages à suivre, sont objectivement plus anecdotiques. Et cela même si le premier le voit exercer son regard aiguisé sur la civilisation de l’automobile à la faveur d’un voyage entrepris par Hulot pour conduire à Amsterdam un camping-car révolutionnaire, plantant au passage le décor d’une société arrivée, déjà, à un point de congestion. De quoi achever de poser le réalisateur en observateur avisé d’un quotidien en (r)évolution permanente…

Harold Lloyd  dans Safety Last!
Harold Lloyd dans Safety Last!© Getty Images

Filière burlesque

Chaplin imposant son vagabond à l’humanité généreuse face à un environnement le plus souvent hostile, Laurel & Hardy soulevant sur leur passage un vent de joyeuse anarchie et de destruction, Harold Lloyd défiant les lois de la gravité de Never Weaken à Safety Last!: le cinéma burlesque s’est d’emblée inscrit en rupture du monde, laissant l’absurde et l’irrationnel infuser le quotidien, le chaos en option à l’occasion. Une galerie qui serait incomplète si l’on n’y ajoutait Buster Keaton, individu évoluant, flegmatique, sur le fil chahuté de l’existence avec la grâce d’un funambule, doublé d’un rêveur pouvant, comme dans Sherlock Junior, se fondre dans le film qu’il est en train de projeter (motif que reprendra par la suite Woody Allen dans The Purple Rose of Cairo).

Laconisme « keatonien »

Dans la foulée de ces pionniers et de quelques autres, comme WC Fields et Harry Langdon aux États-Unis, Max Linder en France, le burlesque n’a cessé d’instruire un rapport décalé à son environnement, question de tempo, de regard et d’esprit. Ce sont les Marx Brothers et leur comique ravageur, décliné de Monkey Business en A Night at the Opera. Et bientôt Jacques Tati et son sens aiguisé de l’observation, associé à une précision mécanique n’étant pas sans le rapprocher de Keaton justement… L’art de celui que l’on surnommait « L’homme qui ne rit jamais », allusion au masque impassible qu’il arborait en toutes circonstances même les plus improbables, a d’ailleurs engendré une descendance nombreuse. Son influence est ainsi perceptible de Pierre Étaix, l’auteur à l’univers éminemment poétique du Soupirant et de Yoyo, à Pierre Richard (adoubé par Tati en ces termes: « Vous irez loin, vous serez un grand acteur parce que vous avez les jambes pour ça »), en passant par Abel & Gordon notamment.

Buster Keaton  dans Sherlock Junior
Buster Keaton dans Sherlock Junior© Getty Images

Sans oublier ce laconisme « keatonien » qui, à l’opposé de la déferlante de gags non moins réjouissante d’un Jerry Lewis par exemple, s’est imposé avec le temps comme la signature de cinéastes opposant à la marche du monde leur humour à froid, une disposition imprégnant à des degrés divers l’oeuvre des Aki Kaurismäki, Roy Andersson, Otar Iosseliani, Elia Suleiman ou autre Takeshi Kitano, pour n’en citer que quelques-uns. Jusqu’au cinéma d’un Wes Anderson que l’on pourrait, à certains égards, qualifier de « burlesque dépressif », en quelque déclinaison inattendue mais pas moins stimulante du genre. Car si le burlesque a pour vocation première d’enchanter le monde, il peut aussi le réfléchir…

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