Tuerie, rappeur à coeur ouvert, n’a pas peur d’étaler ses bleus
Lauréat du dernier Prix Joséphine, Tuerie met son cœur et ses tripes sur la table, entre rimes déconstruites et tacles vachards, revendiquant aussi bien l’influence d’Eminem que de Jacques Brel. Rencontre avec votre nouveau rappeur préféré, avant son concert au Botanique.
On ne choisit pas toujours son blaze. C’est parce que, déjà ado, il avait l’habitude de ne pas faire de quartier lors des battles de rap auxquelles il participait, qu’un jour, Tuerie s’est fait baptiser ainsi. Pendant plusieurs années, il en rajoutera même une couche: quand il sort premiers sons, il les signe sous le nom de Tuerie… Balboa. Un pseudo toujours aussi cogneur. Mais qui, pour le coup, correspond bien à sa trajectoire. Comme le boxeur qui a traîné son anonymat dans des salles de sport miteuses, Tuerie s’est en effet longtemps tenu à l’écart du ring. Jusqu’à ce que, comme Rocky, il ait l’opportunité de mener le combat de sa vie. Non pas contre Apollo Creed. Mais bien contre ses propres démons.
En deux rounds -l’EP Bleu gospel en 2021, et Papillon Monarque l’an dernier-, Tuerie a mis tout le monde K.-O., en osant une écriture vulnérable et complexe. Sans forcément transformer l’essai en chiffres de vente mirobolants. Mais en s’installant lentement dans les esprits et les cœurs. À l’automne dernier, par exemple, Papillon Monarque remportait le Prix Joséphine, sorte d’alternative aux Victoires de la musique, accordée par un jury d’artistes, récompensant le disque de l’année, tous genres confondus.
La famille avant l’oseille
Pour en parler, on retrouve Tuerie, doudoune et casquette blanches sur lunettes noires. Le rendez-vous a été fixé chez Foufoune Palace. Pas vraiment un palais, encore moins un lupanar. Plutôt une arrière-maison, planquée à l’ombre d’un immeuble d’habitation, au sud-ouest de Paris. C’est ici, de l’autre côté du périph’, qu’est installé le QG du label-gang-famille-refuge de Tuerie. L’endroit lui-même a l’air d’hésiter entre l’open space façon start-up et la joyeuse coloc’.
Accroché au mur, le disque d’or remis à Luidji pour son deuxième album, Saison 00, paru l’an dernier. Actuelle tête de gondole de Foufoune Palace -en novembre, Luidji est attendu au Palais 12, rien que ça-, il symbolise bien l’esprit maison. Un mélange d’indépendance et de bromance, de fun décomplexé et d’authenticité. Car ici, on ne triche pas. Et, entre la punchline graveleuse et la sincérité revendiquée, on ne choisit pas. On déconstruit.
Tuerie en est un bon exemple. Précisons: Bleu Gospel et Papillon Monarque carburent bien au rap, flow canaille et acrobatique, à fleur de bitume. Mais avec une ouverture musicale et même des inflexions chantées, qui font mouche. Les puristes sont rassurés, les néophytes bienvenus. Exemple en ouverture de Bleu gospel: “J’ai giflé un pote blanc qui m’a dit “on dit quoi, mon négro, wesh?”/Quand je regarde dans le rétro, il y avait de l’amour dans mon geste/L’impact était tellement fort/que la douleur a dû toucher un de ses ancêtres/d’origine éthiopienne.” Une tarte envoyée, non pas sur un beat rap carnassier, mais à sec, avec une bonne giclée d’orgue Hammond. Même principe sur Papillon Monarque, qui démarre sous une douche de guitares électriques, et des harmonies à la Bohemian Rapsody. “C’est l’histoire d’un garçon triste”, entonne le chœur grec. Elle démarre à Yaoundé, il y a 35 ans…
Bad boy de Boulbi
Paul Nnazé a 2 ans quand il arrive en France, 7 au moment de repartir au Cameroun, et 14 quand il revient s’installer définitivement à Paris. À Boulogne plus précisément, drôle de terrain de jeu, coupé en deux: les quartiers bourgeois au nord, les zones populaires plus “sensibles” au sud (lire à ce sujet l’excellent Boulogne, une école du rap français, de Nicolas Rogès, paru l’an dernier chez JC Lattès).
Tuerie, lui, passe volontiers d’un côté à l’autre. Notamment avec son groupe de… rock. “J’étais fan de Limp Bizkit, System of a Down, Red Hot Chili Peppers, etc. Sur les fiches de présentation de notre band, je notais “neo metal gothique”. Sauf que moi, j’arrivais et je rappais. Les gens se rendaient vite compte qu’on n’avait pas grand-chose à voir avec Evanescence (rires). Dans une ville qui ne considérait pas le rap, c’était une manière de m’inviter à la fête. Et d’accéder aux même tremplins que les gosses des bobos.”
D’Adele à Angèle
Plus tard, quand ses camarades rappeurs s’affrontent dans les Rap Contenders -ces battles qui serviront de tremplin à Nekfeu, Dinos, Alpha Wann-, lui préfère aller jouer dans le métro. “J’aitoujours aimé l’atmosphère de la ligne 9, par exemple, et tous les énergumènes qu’on peut y croiser. En tant qu’artiste, c’est aussi un bon crash test. Quand tu réussis à capter l’attention du gars qui est empêtré dans son métro-boulot-dodo, tu sais que tu tiens quelque chose.”
Au début des années 2010, il finit par sortir ses premières mixtapes. Mais à l’époque, le rap n’a pas encore mis la main sur la manne du streaming. Et il faut bien remplir le frigo: Tuerie est obligé de mettre la musique entre parenthèses pour aller bosser. Engagé comme travailleur social, il s’investit sans compter. Jusqu’à ce que, dégoûté par le manque de soutien et les manipulations politiques, il préfère prendre la tangente. Au même moment, il devient père. Plus question de tergiverser.
“Il y avait urgence, fallait que je quitte l’espèce de cagibi dans lequel je vivais.” Mais désormais, sans plus sacrifier son rêve. “Parce que j’avais pas envie non plus de devenir le père aigri qui raconte à tous les repas de famille que s’il ne s’était pas fait les ligaments croisés, il aurait pu jouer au PSG. Il fallait faire preuve de courage, pour que je puisse aussi dire à mon fils de ne pas lâcher quand il croit en quelque chose.”
Dos au mur, celui qui se voyait jusque-là “ceinture noire de canapé” monte au front. Il commence par enchaîner quatre freestyles Angèle, Adele, Jorja, Aaliyah. Quatre noms de chanteuses pour ce qui est à la fois “un hommage”, une manière de “taquiner la pop culture, pour que les gens tournent la tête vers moi”, mais aussi de “montrer mes différentes facettes, avant de rentrer dans le vif du sujet”. “Je sais que j’ai une musique complètement désarticulée. Ces freestyles étaient une façon de dire aux gens qu’ils devaient s’attendre à des contrepieds.”
Daddy’s issue
Publié en juillet 2021, Bleu gospel multiplie en effet les pistes. Là, c’est un sample de Nina Simone qui vient sublimer le morceau (Low). Ici, Tuerie laisse le mauvais génie en lui rapper deux couplets avant de chanter l’outro, à la manière de Michel Legrand ou Charles Aznavour (Le Givre et le Vent). “Parce que, comme Brel ou Nougaro, ils m’appartiennent, ce sont aussi mes influences. Mais ce qui est important, c’est que, d’une partie à l’autre de la chanson, le propos est le même.”
Et puis, il y a Tiroir bleu, le morceau d’une vie. Storytelling autobiographique glaçant, il raconte le père violent, l’alcool et les coups -“Daddy déconne à la maison/Mais maman lui redonne une chance/J’ai 8 ans, maman peine à m’faire comprendre/Qu’il n’est pas méchant”. Ce qu’il planquait depuis des années, Tuerie le crache d’une traite dans la cabine d’enregistrement. En 40 minutes, le titre est bouclé. “Là encore, c’est une question d’urgence. Ce disque, ça pouvait être le premier, mais aussi le dernier. Je ne pouvais plus reculer. Et puis, au-delà de ça, c’est une manière de me présenter, de dire qui je suis vraiment. Si je veux que les auditeurs m’accordent leur confiance, me fassent de la place dans leur tête et leur cœur, je ne pouvais pas esquiver.”
De fait, ceux qui ont tendu une oreille aux confessions de Tuerie en sortent rarement indemnes. Bleu gospel ne streamera peut-être pas par millions. Mais il réussit à créer une fan base solide et impliquée.
To pimp a Papillon Monarque
Comment enchaîner après une telle mise à nu? Un an plus tard, Tuerie fait une apparition sur le projet de JeanJass, Doudoune en été. Sur le titre Grammy, il glisse, l’air de rien: “Un EP, et on me parle comme si j’étais l’élu/Je suis comme: pourquoi moi?”
Quand on lui remet la phrase sous le nez, il sourit: “Il y a quand même quelque chose de flippant dans le fait de toucher un public en exposant tes failles. Si un jour je suis complètement heureux, par exemple, est-ce que les gens m’écouteront encore? Je ne vais pas me forcer à être triste. Mais ça crée une petite pression. Je dois me rappeler que j’ai d’abord fait cette musique pour moi, de manière très égoïste. Donc j’essaie de rester sur cette optique. Même si, dans un coin de ma tête, je sais que ça va peut-être pouvoir aider un pèlerin ou deux”. (sourire)
Bleu gospel avait entamé un travail de déconstruction des modèles virilistes. Un an plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, Kendrick Lamar, à qui Tuerie est souvent comparé, tentait également de briser les codes masculinistes, avec son album Mr. Morale & the Big Steppers. “J’ai l’impression qu’on utilise des outils similaires. Ceux qu’on a pu choper chez quelqu’un comme Eminem, par exemple. Quand j’ai écouté Mr. Morale, ça m’a fait en tout cas beaucoup de bien. J’avais l’impression de ne plus être le seul à tenter de parler de ces sujets-là.”
Terreurs business
Pas question pour autant de muter en role model. Lamar répète en boucle: “I’m not your savior”. Tuerie, lui, prévient dès le premier morceau de Papillon Monarque: “Je suis payé pour vider mon sac.” Et exige: “Je veux qu’on m’aime correctement!” “C’est un peu une manière de rappeler qu’il ne faut pas attendre que les gens soient morts pour les couvrir de fleurs. Mais j’avoue que c’est aussi très ironique, dans le sens où je suis le premier à aimer de manière foireuse. Mes relations avec le sexe opposé sont complètement défectueuses!” (rires)
Tuerie continue donc de mettre à plat ses failles. “Tu vois le film Ghosbusters? Je suis un peu comme ces chasseurs qui enferment les fantômes dans des petites boîtes. Moi, ce sont mes chansons.” “Je croyais que j’avais besoin d’un gun pour être un G”, se rappelle-t-il ainsi sur G/Bounce. Loin d’être le gendre idéal, Tuerie est cet artiste aujourd’hui “reconnu, sans être riche” pour autant. Ce rappeur charismatique qui ne fait pas semblant, continuant à conter la galère prolétaire, jusque dans ses plus petits détails.
Le genre d’auteur capable par exemple d’évoquer dans le même morceau –27 cèdres– le gouffre financier du mois de septembre -“C’est la rentrée et mon fils chausse du 27!”– et les corps des Noirs lynchés aux États-Unis. Ou, sur le banger G/Bounce, d’envoyer une savate au RN et autres fachos en vogue en France. “Naturellement, j’aime parler de ce qui me dérange. Personne n’est à l’abri d’un coup de coude (rires). Dans ce cas-ci, c’est le racisme. Brel, qui est un de mes héros, disait souvent en interview que la bêtise n’était que de la paresse. Le racisme, ce n’est rien d’autre. C’est quelqu’un qui a la flemme d’essayer de comprendre l’autre.”
Entre deux feintes roublardes et savates bien senties, l’introspection reste cependant la règle. Car la musique a beau aider, elle ne résout rien. Alors qu’il croyait avoir crevé l’abcès sur Bleu gospel, le cerveau a évidemment continué de gamberger. “Je pensais qu’il ne me resterait aucune peur, rappe-t-il sur Numéro vert. Le cerveau ne fait aucune fleur.” “Disons que de nouvelles questions apparaissent. Et j’imagine qu’il y en aura encore d’autres sur le prochain projet. Mon collègue Luidji parle de Tristesse business. Moi aussi, je vends en quelque sorte mes peurs. Ce qui, au fond, me fait un point commun avec les racistes! Je me disais bien qu’il y avait quelque chose qui nous liait” (rires)…
Tuerie, Papillon Monarque, distribué par Foufoune Palace. En concert le 22/02 au Botanique et le 27/04 au Mudï festival, à Lessines.
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