Critique | Musique

Kendrick, l’empathique

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Album - Mr Morale & The Big Steppers

Artiste - Kendrick Lamar

Genre - Rap

Label - Universal

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Cinq ans après Damn, Kendrick Lamar est de retour avec Mr Morale & the Big Steppers. Autopsie d’un double album-fleuve, déjà l’un des disques de l’année.

Dans la foulée de la sortie de Mr Morale & the Big Steppers, un meme a pas mal circulé sur les réseaux: un fan hardcore ouvre son laptop, lance le disque, et après 2 secondes à peine, explose et twitte qu’il tient l’album du siècle! Lol. N’empêche, depuis vendredi dernier, force est de constater que la critique s’est en effet emballée quasi unanimement, la dithyrambe étant la règle. D’ailleurs -attention, spoiler- les lignes suivantes vont en rajouter quelques-unes…

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Le meme Internet illustrait bien les attentes qui entouraient ce nouveau disque. Cinq ans se sont écoulés depuis l’album Damn, mais Kendrick Lamar n’a visiblement rien perdu de son impact. Bien au-delà du rap, il reste une figure-clé de la pop culture actuelle. On avait déjà pu s’en apercevoir avec la sortie du single The Heart Pt 5 (absent de l’album). Avec son emprunt à Marvin Gaye (I Want You) et son utilisation de la technologie deep fake (reprenant les identités de célébrités afro-américaines), Kendrick Lamar a frappé fort. Absent du « débat » depuis 2017, il n’a eu besoin que d’un single pour le relancer.

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En l’occurrence, le monde a énormément changé en cinq ans. Ne serait-ce que parce qu’une pandémie est venue bouleverser le cours des choses. Kendrick Lamar le pointe ici et là. Sur Savior, il évoque le sort d’un croyant antivax – « Seen a Christian say the vaccine mark of the beast/Then he caught COVID and prayed the Pfizer for relief » -, tandis que sur Count Me Out, il avoue avoir de toute façon toujours préservé une certaine distance sociale avec les gens (« whole life been social distant »). Le titre même du second single, N95, fait référence à un type de masque. Sur la vidéo du morceau en question, Lamar lévite au-dessus de l’eau, les bras en croix, tel Jésus-Christ. Kendrick, le Messie?

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Il faut dire que, depuis Damn, le « procès en canonisation » du rappeur s’est encore accéléré. Avec, en point d’orgue, le fameux prix Pulitzer, le premier pour un musicien non classique. N’en jetez plus: saint Kendrick serait bel et bien l’élève modèle du rap. La bonne conscience d’un genre qui s’est trop fourvoyé dans les vapeurs droguées de la trap,  le chevalier blanc d’une musique empêtrée dans les « clichés » et la frime bling bling. Même si, dans les faits, il a toujours utilisé les sonorités de la première et n’a jamais caché les tentations que représentait la seconde…

Cette figure de « sauveur », Kendrick Lamar ne cache pas qu’elle est lourde à porter. Est-ce la raison qui l’a poussé à rester absent aussi longtemps? « 1855 days » en tout, a-t-il compté, sur le morceau United In Grief qui ouvre le nouvel album. On a parlé de dépression, de panne d’inspiration, etc. « J’ai traversé pas mal de choses… », se contente-t-il de glisser, tandis qu’une voix féminine – sa compagne – l’enjoint de dire la vérité. « Be afraid », prévient alors le rappeur…

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Briser le sort

C’est certain, il faut être prêt à se plonger dans les deux fois neuf titres de Mr Morale & The Big Steppers, 73 minutes denses, où chaque seconde semble signifiante. Musicalement déjà, la proposition est foisonnante. À côté des habitués Sounwave, Bo1-da, Pharrell Williams ou encore The Alchemist, Kendrick Lamar a encore reçu des coups de main du trio de producteurs Beach Noise sur plusieurs titres. Le piano de Duval Timothy est un autre élément récurrent, le point de fuite jazz d’un disque multi-couches: soul, funk, gospel, électronique, etc.  

Depuis le départ, la musique du rappeur californien fonctionne comme une conversation. Non seulement entre les styles, mais aussi entre les générations – jusqu’à échanger avec des disparus, que ce soit Nipsey Hussle dans la vidéo de The Heart Pt 5 ou Tupac sur To Pimp A Butterfly. Le dialogue est ici la règle. Quitte à ce qu’il prenne la forme d’une engueulade conjugale particulièrement salée, comme sur We Cry Together. Ailleurs, c’est avec sa propre communauté que Kendrick Lamar discute. Sur The Heart Pt 5, il pose en intro: « I am. All of us », comme un écho inversé aux mots du révérend Martin Luther King, « We are somebody ».

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Sur Father Time (avec Sampha), il expose encore le poids toxique de la masculinité (« hid my emotions, never expressed myself »), tandis que sur le poignant Mother I Sober (avec Beth Gibbons), il revient sur un autre « nœud » familial: l’agression sexuelle qu’a subie sa mère plus jeune, et qui a continué de hanter indirectement la famille. C’est en fait une chaîne de traumas qu’essaie de briser Kendrick Lamar, celle du peuple noir d’Amérique, marqué par le crime de l’esclavage, le racisme et l’oppression. Pour disséquer une histoire aussi complexe, le Bien et le Mal sont convoqués, mais moins pour s’opposer que pour, là encore, dialoguer: sur la pochette de Mr Morale & The Big Steppers, Lamar porte la couronne d’épines, tout en laissant dépasser la crosse d’une arme de son pantalon…

Forcément, la « mission » n’est pas simple. Ce n’est pas que le costard soit trop large pour les épaules de Lamar. C’est plutôt qu’il est trop étroit pour un rappeur qui refuse de se laisser coincer dans une boite, ou une pensée trop tranchée. D’où un disque complexe, touffu, où Lamar peut dire une chose et puis son contraire – « I’m sensitive, I feel everything », confesse-t-il sur Mother I Sober, alors qu’il pestait pourtant plus tôt: « Niggas killed freedom of speech/everyone sensitive » sur Worldwide Steppers. L’auteur de l’hymne Alright, repris dans les manifestations de Black Lives Matter, peut ainsi tiquer sur les carrés noirs affichés sur les réseaux – « I seen niggas arguing ’bout who’s blacker/Even blacked out screens, and called it solidarity » (Savior); ou même pointer ses propres ressorts racistes, sur Worldwide Steppers, quand il évoque la première fois où il a couché avec une fille blanche, la fille d’un sheriff – « She paid her daddy’s sins »

Points de vue

Tout est question de perspective, annonçait-il sur The Heart Pt 5, refusant tout simplisme. De fait, la musique de Kendrick Lamar ne sera jamais facile à appréhender. Sur Auntie Diaries, il se penche sur l’homophobie et la transphobie, en évoquant sa tante et son cousin (Demetrius, aujourd’hui Mary-Ann). « Je pense être assez âgé maintenant pour comprendre », avoue-t-il. Y compris ses propres contradictions, que son cousin lui met par exemple sous le nez : « On peut crier ensemble « pédale, pédale, pédale ! »/Mais seulement si tu acceptes qu’une fille blanche puisse dire nigga », référence à un concert, où le rappeur avait précisément demandé à une fan blanche de ne pas utiliser le n-word…

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Chez Kendrick Lamar, les enjeux sont politiques, mais le filtre est toujours personnel. « I’m a complex soul », déclare-t-il, réclamant le droit d’évoluer, de pouvoir changer d’avis, quitte à être lui-même déstabilisé (« Sometimes I’m afraid of my open mind »). Dans tous les cas, il refuse de rester enfermé dans l’un des rôles qui semblent inévitablement attribués à l’homme noir, a fortiori artiste. Mr Morale ? Sur Savior, le rappeur confirme: « Kendrick made you think about it, but he is not your savior ».

En toute fin, sur Mirror, il enfonce encore le clou et conclut: « Croire en un seul homme est un naufrage ». Et envisage de quitter bientôt la scène? C’est ce qu’on pourrait croire en lisant entre les lignes. Après tout, il a déjà annoncé que Mr Morale & The Big Steppers était son dernier album pour TDE, le label qui l’a accompagné depuis le tout début. Entre-temps, il a lancé sa propre structure pgLang, mais qui se présente non pas comme une simple maison de disques, mais comme une compagnie de services pour les « artistes et créateurs ». « Maybe it’s time to break it off/Run away from the culture to follow my heart », annonce alors Lamar. Épuisé par le succès, écrasé par le poids de ses responsabilités, le rappeur a suivi une thérapie. Cette introspection l’aurait aidé à trancher: « I choose me, I’m sorry ». Le rap a-t-il perdu le soldat Kenny? Si c’est le cas, il aura au moins gagné un chef-d’œuvre supplémentaire…

En concert le 28/10, Sportpaleis, Anvers

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