Au vaccin radical de Funny Games (1997) succède une piqûre de rappel en forme de « remake » américain. Haneke persiste et signe dans sa dénonciation de la violence à l’écran…

Barbe blanche sur un vêtement sombre, yeux rieurs sous de petites lunettes de métal, Michael Haneke nous reçoit à Paris pour évoquer Funny Games U.S. , le « remake » américain de son £uvre la plus fulgurante (voir critique en page 30). Prenant à nouveau le spectateur au piège d’une représentation unique de la violence, il réaffirme sa position de grand empêcheur de filmer en rond. Mais le moraliste exigeant qui nous parle avec gravité a aussi beaucoup d’humour…

Quelles furent vos motivations pour décider de tourner un « remake » américain de Funny Games?

D’abord le fait qu’au départ, dans les années 90, quand j’ai commencé à penser au premier film, c’est au public américain que je le destinais en priorité. Car c’était la violence dépourvue de sens de films américains de l’époque qui m’avait, par réaction, donné l’idée de Funny Games. Le titre était en anglais, déjà. Quant à la maison dans laquelle se déroulait l’action, elle était dans le style de celles qu’on trouve aux Etats-Unis. Rien de pareil n’existant en Autriche, nous avions dû la créer et la bâtir de toutes pièces… Je voulais offrir au public américain un maximum de possibilités d’identification. Mais le film étant en langue allemande, et le doublage n’étant pas pratiqué aux Etats-Unis, Funny Games n’a eu qu’une présence très modeste. Malgré de bonnes réactions critiques, il n’est sorti que dans le circuit des cinémas d’art et essai, et n’a pas vraiment atteint les spectateurs là-bas. Je restais sur un sentiment de frustration. Alors quand on m’a proposé (le producteur britannique Chris Coen, ndlr) de réaliser un « remake », je me suis dit « pourquoi pas? ». Et j’ai sauté sur l’occasion. Peut-être Funny Games va-t-il enfin trouver son public…

Votre idée de renvoyer aux Américains ces images de violence qui vous affectaient reste donc aussi valide aujourd’hui?

J’ai l’impression qu’elle l’est encore plus, à vrai dire. La pornographie de la violence a pris bien plus de place encore. C’est plus évident même qu’à l’époque. Et cela me fait peur de constater que Funny Games est plus actuel qu’il y a dix ans. Aujourd’hui, même parmi les intellos, c’est devenu chic de trouver la violence attirante. Nous serions tellement post-modernes, tellement libres, que la violence pourrait être à nos yeux un divertissement… Ça m’énerve prodigieusement (rire)!

Visez-vous par exemple un Quentin Tarantino?

Oui, absolument! C’est un très bon exemple. C’est un gars très intelligent, qui excelle dans son métier… Mais la position qui sous-tend ce qu’il fait est à mes yeux dégoûtante. Ceci dit, les cinéastes ne sont pas seuls responsables. La critique l’est aussi. Il est de plus en plus chic, dans les médias, d’aimer la violence.

Ne faites-vous aucune différence selon le degré de réalisme de la représentation de cette violence?

Qu’elle soit délibérément exagérée ou d’une précision chirurgicale, la violence des films est toujours dé-réalisée. Cette violence est tellement extrême que c’en est devenu un artefact, qui n’a plus rien à voir avec moi. C’est-à-dire moi, comme spectateur, et mon savoir sur ce qu’est la violence. Il faut redonner aux gens le sentiment de ce qu’est réellement la violence. Si on montre la réalité de la violence, on ne tombera jamais dans la complaisance, ce que nous montrons ne sera jamais « consommable ». Les films que je vise ont justement pour but de rendre la violence consommable, par différents moyens comme par exemple l’humour, pour en souligner le caractère insupportable. C’est la différence entre mon film et la plupart des autres. Le seul à avoir su rendre vraiment ce qu’est la violence à l’écran, jusqu’ici, est Pasolini dans Salo (1). Et c’est pour ça qu’il s’agit du film le plus insupportable qui existe (rire)!

Votre « remake » est pratiquement à l’identique. Il suit plan par plan le film original, ou presque…

C’était le principe même. Tout faire de façon identique, sauf bien sûr les acteurs…

Avez-vous vraiment dit que ne vous feriez pas le film si Naomi Watts n’y jouait pas?

Oui, pour moi il n’y avait qu’elle! Tout comme il n’y avait qu’Isabelle Huppert à l’époque de La Pianiste. Si elle ne faisait pas le film, je ne le faisais pas non plus… J’avais vu Naomi Watts dans deux films: Mulholland Drive et 21 grams. Je l’y ai trouvée épatante, extraordinaire! Pour Funny Games U.S. , c’était le casting idéal. Elle inspire la sympathie, l’identification du public, ce qui est capital. Et elle est très vulnérable, ce qui n’est pas moins important. Très bonne actrice, elle a aussi les moyens techniques de jouer des situations émotionnelles très extrêmes. Bref, tout ce qui est nécessaire au rôle, elle l’avait!

Votre souci de similitude a aussi touché la musique…

Oui, bien sûr. Même si Warner Independent, la compagnie, a voulu me convaincre de prendre des chansons de Marilyn Manson. Ce qui aurait permis d’organiser un concert, et de générer de la publicité pour le film. J’ai dit non. Si je faisais un « remake » plan pour plan, ce n’était pas pour changer quoi que ce soit dans la musique non plus! Par ailleurs, même si je trouve ce que fait Marylin Manson intéressant, c’eut été faux, par rapport à la musique du premier film qui est une parodie de hard rock, de heavy metal, tout comme le film lui-même est une parodie de thriller. Qu’aurais-je gagné à mettre du vrai dans du faux? Ils n’ont pas réellement compris mon argument, alors j’ai dit « Je m’en fous! C’est mon film et mon contrat prévoit que je fais ce que je veux (rire)! »

Comme devant le premier film, nous sommes pris d’un intense sentiment de malaise. Sans aucun doute voulu par vous…

Oui, c’est voulu, bien sûr. Mais comment y parvenir? C’est une question d’artisanat, de travail de précision. La principale vertu d’un artiste est sa précision. Si l’on est précis dans l’observation, et aussi dans la reproduction, on va provoquer les mêmes sentiments. Quand je parle avec mes étudiants, j’insiste toujours sur ce point. Mais reste à expliquer le comment… Vous devez faire entrer un acteur par une porte, cela semble facile. Pourtant, au théâtre, il m’est arrivé de devoir travailler toute une matinée avec un comédien qui n’était pas capable d’entrer par une porte comme un homme normal entre par une porte… Il n’entrait pas, il jouait à entrer. Et du coup, ça ne marchait pas (rire)! Il faut avoir l’oreille et les yeux pour remarquer immédiatement que quelque chose est faux. Même quand je tourne dans une langue qui n’est pas la mienne, l’anglais ou le français par exemple, j’entends toujours si le sentiment est faux. Cette sensibilité à la vérité dans l’expression me permet de recréer une sorte de naturalisme, qui ensuite va vous toucher quand vous regarderez le film.

Aimez-vous particulièrement le travail avec les comédiens?

C’est ce que je préfère. Avec les acteurs, c’est toujours de l’introspection. Tout le reste, c’est du stress (rire)… Vous ne voyez que ce qui ne fonctionne pas. Tandis qu’avec les acteurs, il y a du plaisir, vous recevez des cadeaux. Quand quelqu’un s’ouvre pour vous montrer un vrai sentiment, c’est fort, cela donne de jolies choses.

Vous parler d’£il et d’oreille. Lequel est le plus important pour vous?

L’oreille, sans doute. Au théâtre, je me suis déjà fait insulter par des acteurs qui n’appréciaient pas que j’aie la tête penchée, les yeux clos, simplement parce que je veux écouter mieux. Ils ne supportaient pas que je ne les regarde pas constamment (rire)! Comment leur faire comprendre que je les « voyais » mieux en les écoutant? On perce un menteur à jour en entendant ce qu’il dit, pas en le regardant. L’écoute mène plus directement au vrai que le regard.

Ulrich Seidl et vous-mêmes êtes des cinéastes dérangeants. Schoenberg, Berg et Webern ont renversé les conventions musicales, Egon Schiele a perturbé les amateurs de peinture, Elfriede Jelinek les amateurs de littérature. Pourquoi tant d’artistes autrichiens brillent-ils en dérangeant le public?

La société autrichienne est la plus douée au monde pour pousser les choses désagréables sous le tapis. Alors nombre d’artistes, se sentent un peu obligés de soulever ce tapis et de secouer la crasse sous le nez des gens. Comme ces derniers ne trouvent pas ça agréable, et ne veulent pas entendre, les artistes sont obligés de crier (rire).

(1) Salo ou les 120 journées de Sodome, film réalisé en 1975 par Pier Paolo Pasolini qui adapte le livre sulfureux du Marquis de Sade au contexte de la république fasciste de Salo (Italie, 1943-1945).

RENCONTRE LOUIS DANVERS

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