En même temps qu’elle asseyait sa légende, la saga Dirty Harry a contribué à brouiller quelque peu l’image de Clint Eastwood…

Nothing wrong with shooting, as long as the right people get shot! » Empruntée à Magnum Force, deuxième volet de la saga Dirty Harry, cette réplique a alimenté une controverse qu’avait amorcée le premier épisode: fasciste, le flic de San Francisco campé, non sans causticité, par un Clint Eastwood transposant sa figure de western dans l’horizon urbain de l’Amérique des années 70? Voire. Le procès instruit par la célèbre critique Pauline Kael, s’il fut à l’origine d’un malentendu durable, apparaît rien moins qu’expéditif. Guère à la mesure, en tout cas, de la complexité eastwoodienne, dont Harry Callahan préfigure quelques-unes des lignes de force. Démonstration à l’occasion de la ressortie, en éditions DVD Deluxe assorties de compléments substantiels, des cinq films de la série.

Anachronisme ambulant

Apparu en 1971, Dirty Harry impose d’emblée ses méthodes, musclées, combinées à une morale toute personnelle. Traquant Scorpio, un tueur en série (en qui on reconnaîtra le futur Zodiac de David Fincher), l’inspecteur Harry Callahan fait parler la poudre de son Magnum 44 en même temps que claquent les répliques mémorables. Le tout, au service d’une conception non dénuée d’ambiguïté de la justice, le voyant se substituer au besoin à une loi administrée avec un laxisme excessif à son goût.

Signé Don Siegel, le film est un modèle d’efficacité, imposant un personnage de justicier solitaire sorti en droite ligne de l’univers du western qui avait fait de Eastwood une star. Une figure un brin anachronique, pour le moins, ce qui ne manquera pas d’attiser la polémique – l’ironie voulant que le terrain d’action de Dirty Harry soit San Francisco, bastion de l’Amérique libérale, et cadre, quelques années plus tôt, du Summer of Love.

S’il ne se passe pas un épisode sans que l’inspecteur ne soit comparé à un dinosaure issu de l’âge de la pierre, il apparaît, pour une partie de l’opinion, comme tenant d’une idéologie non moins périmée. Pauline Kael évoque dans The New Yorker, avec une nuance toute « dirty harryesque » d’ailleurs,  » une vision fasciste du monde… Un film de la Gestapo« . L’attaque au bazooka n’empêchera pas, au demeurant, Dirty Harry d’être plébiscité par une bonne partie du public. Difficile, du reste, de ne pas voir dans la morgue et la jubilation de l’inspecteur l’expression d’un second degré ayant, depuis, fait florès.

Ambiguïté assumée

Deuxième film de la série, Magnum Force (réalisé par Ted Post sur un scénario de Michael Cimino et John Milius) apparaît, dans ce contexte, comme la réponse du berger à la bergère. Callahan y trouve en effet plus « fascistes » que lui, à travers un escadron de policiers bien décidés à nettoyer Frisco de tous les voyous et autres paumés (un punks particulièrement savoureux en v.o.) la peuplant. Et prêts, pour ce faire, à recourir aux moyens les plus expéditifs, débordements à quoi l’inspecteur oppose son code moral, s’érigeant en rempart paradoxal (et à la gachette facile) de la démocratie.  » Le sage connaît ses limites« , se plaît-il à répéter dans un film où son action répond à deux mots d’ordre: d’une part, châtier quiconque dépasse les bornes, à savoir la frontière pas toujours nette entre le bien et le mal; d’autre part, remédier à l’apathie des autorités ayant livré la ville à la criminalité. Il n’est, en effet, pire cauchemar que bureaucratique, dans l’esprit d’un Harry trempé dans un moule un brin monolithique.

La suite de la série déclinera ces thématiques avec des fortunes diverses. The Enforcer voit Callahan enrayer le plan d’action d’un groupuscule gauchiste de pacotille, face au chantage duquel les autorités municipales étaient sur le point de céder. Quant à Sudden Impact, film solidement charpenté recelant quelques morceaux d’anthologie et seul épisode réalisé par Eastwood lui-même, il est aussi le plus ambigu, l’inspecteur prenant sur lui de couvrir une jeune femme s’étant, suite à l’incurie du pouvoir, méthodiquement vengée de ceux qui les avaient violées dix ans plus tôt, elle et sa s£ur.

Vient enfin The Dead Pool qui, en 1988, met un terme à la série sur un mode anecdotique. Impossible toutefois de ne pas voir en Molly Fisher, critique de cinéma expédiée ad patres par un psychopathe, un clin d’£il à une certaine… Pauline Kael. Fasciste Eastwood? Avec le sens de l’humour, alors.

Le combat de l’homme seul

S’il est parfois discutable, le propos ne saurait se réduire à un moule par trop simpliste. Ce qui est à l’£uvre dans la saga Dirty Harry, avec les postures du western classique amplifiées et modernisées, c’est le combat de l’homme seul, ou peu s’en faut, face à un système corrompu au point de négliger ses missions essentielles. Hérité d’une longue tradition américaine, ce combat-là est au c£ur du cinéma de Clint Eastwood, comme l’ont démontré ensuite, de façon plus subtile, des films comme True Crime ou Absolute Power. Attendu en novembre, The Changeling ne dit d’ailleurs rien d’autre qui, dénonçant la corruption gangrénant le pouvoir dans le Los Angeles des années 20, vise implicitement les dérives à l’£uvre dans son exercice, quelles que soient l’époque ou les latitudes. Dans la somme qu’il lui consacra, Patrick Brion écrit à cet égard fort justement:  » Dans la tradition des grands auteurs du cinéma hollywoodien d’autrefois, Clint Eastwood est un réformiste.  » (1)

Du reste, et c’est sans doute là l’essentiel, l’Eastwood de la dernière période a su se poser, de Mystic River en Million Dollar Baby, en tenant d’une humanité complexe, un auteur majeur dépassant allègrement les clivages idéologiques pour leur privilégier la quête d’une vérité plus profonde.

(1) Clint Eastwood, par Patrick Brion. Editions de la Martinière. Clint Eastwood. La collection Inspecteur Harry. 5 DVD. Warner.

Texte Jean-François Pluijgers

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