INSCRIVANT SON SIXIÈME LONG MÉTRAGE DANS L’AMÉRIQUE DES FIFTIES, PAUL THOMAS ANDERSON Y EXPLORE LA RELATION SE NOUANT ENTRE UN GOUROU CHARISMATIQUE ET UN EX-MARINE MEURTRI PAR LES BLESSURES DE LA GUERRE. UN FILM MAGISTRAL, TRANSCENDÉ PAR PHILIP SEYMOUR HOFFMAN ET JOAQUIN PHOENIX.

Dire de Paul Thomas Anderson qu’il compte parmi les figures les plus captivantes du nouveau cinéma américain, au même titre que son homonyme Wes et autre James Gray, relève du truisme. De Hard Eight en 1996 à There Will Be Blood il y a un peu plus de cinq ans, le cinéaste de Studio City a su déposer une griffe n’appartenant qu’à lui, les entreprises diverses de ses protagonistes débouchant sur une photographie pénétrante des Etats-Unis. Le tout, avec une maestria le rapprochant des plus grands -citons Welles ou Ophüls-, encore qu’un film de PTA ne ressemble à aucun autre: il suffit, pour s’en convaincre, de se remémorer le mouvement tourbillonnant qui embarquait les personnages de Magnolia dans une mosaïque d’émotions ou encore la fureur qui s’emparait du final, suffocant, de There Will Be Blood.

De John Steinbeck à Ron Hubbard

A cet égard, The Master, son sixième long métrage, s’inscrit assurément dans le corpus d’une oeuvre aussi dense que singulière. Anderson y explore le lien s’établissant, dans l’Amérique des fifties, entre Lancaster Dodd, un gourou charismatique (Philip Seymour Hoffman), et Freddie, un ex-Marine à la dérive (Joaquin Phoenix) -une relation complexe, certes non dénuée de cette ambiguïté qui irrigue régulièrement ses films, à rebours du tout-venant de la production made in USA. Et une histoire dont les prémices remontent à un bon moment déjà: « Voilà une dizaine d’années que j’ai commencé à écrire sur un vagabond, un marin, mais l’histoire manquait de liant, je ne voyais pas vraiment où cela me conduisait, explique le réalisateur, que l’on retrouve, détendu, au lendemain d’une projection qui a laissé le public de la Mostra pantelant. Je m’étais notamment inspiré d’une biographie de John Steinbeck et j’avais inclus des éléments de sa vie pendant la Prohibition. Originaire de Californie du Nord, il était inscrit à l’université de Stanford dont il n’avait qu’une envie, s’en aller. Il a tenté de partir en Chine, et de mener une existence à la Jack London, mais il n’a jamais réussi à embarquer sur un bateau. Il s’est donc retrouvé chez son oncle, à Modesto, avant de dériver d’un job dans les champs de betteraves à la fabrication d’alcool, et jusqu’à un emploi dans un grand magasin. Je m’amusais à écrire autour de cette histoire, la laissant mijoter pour en obtenir quelque chose. C’est alors que j’ai pris un peu de distance pour m’atteler à There Will Be Blood… »

Anderson n’abandonne pas pour autant son projet: « Il y a cette vieille chose que l’on appelle la « wolf dust ». Ce sont des réserves de nourriture que l’on conserve, disséminées chez soi, au cas où le loup viendrait à frapper à la porte, afin de pouvoir lui donner des oeufs et des haricots, ce genre de choses. Ecrire des films revient un peu au même: c’est s’assurer que l’on aura toujours cette « wolf dust » à portée de main, et veiller à la préserver, jusqu’au moment où les choses prendront forme et déboucheront sur quelque chose de nouveau.  » En l’occurrence, The Master plonge dans l’Amérique de l’après Seconde Guerre mondiale, une contrée dont le film restitue la réalité ambivalente, entre vacillement des certitudes hérité du proche passé et aspirations nouvelles portées par un vent d’optimisme. Soit un bouleversement culturel en marche, dont les convulsions paveront l’avenir. Et « un terrain particulièrement fécond » pour Anderson, cadre du conflit qui oppose à la harangue du tenant d’une spiritualité fournie clé sur porte le désarroi d’un homme vandalisé par la guerre, et livré à son instabilité chronique.

Difficile de ne pas voir dans le premier le pendant de Ron Hubbard, le fondateur de la scientologie, l’un des nombreux groupes sectaires ou religieux qui fleurirent alors, ce dont le cinéaste convient bien volontiers. Son film n’est pas pour autant un démontage en règle d’un mouvement controversé, et de ses tenants: « Beaucoup de gens sont prompts à s’en moquer ou à la rejeter, mais quand on explore un sujet pour en faire un film, il faut aussi chercher ce que l’on peut y trouver d’intéressant. S’engager dans un tel projet, avec le temps que cela nécessite et les soucis que cela engendre, n’en vaut pas la peine s’il ne s’agit que d’enfoncer quelque chose. Ce n’est pas une raison suffisante. » Lancaster Dodd, le leader charismatique de The Cause, la secte au coeur du film, apparaît au moins autant opportuniste que mû par la seule motivation spirituelle, deux des facettes d’une personnalité en présentant une large palette. Un escroc, pour sûr, mais pas un « mauvais » au sens cinématographique du terme. « Mais qui est « le mal »?, relève à bon droit Anderson. Lancaster Dodd est quelqu’un qui aime prendre du bon temps, vivre vite et valoriser l’existence, dont il a une approche très positive. Des individus comme cela font d’excellents personnages, qui posent des questions et en veulent toujours plus. Et Phil (Seymour Hoffman, ndlr) ne va pas se contenter de le dépeindre comme un charlatan: les hommes sont trop complexes pour cela, et il va fouiner pour découvrir ce dont il retourne vraiment. « 

Une virée dans la voiture de papa

Cette dimension souterraine est l’une des constantes de l’oeuvre du cinéaste, au même titre que le désir de ses protagonistes de se réinventer –« ce sont des personnages qui me stimulent. » Il en est d’autres qui n’en finissent plus d’affleurer, la première étant la figure de la filiation, qu’elle soit inscrite dans le sang comme dans Magnolia, ou encore dans une relation mentor/disciple, celle au coeur de The Master après avoir irrigué Hard Eight et autres Boogie Nights -constante dont PTA constate qu’elle s’impose à son cinéma, à sa propre surprise. S’y greffe le rapport à la foi que Anderson interroge de la plus acérée des façons dans ses deux derniers opus. « Peut-être s’agit-il d’une bonne direction dans laquelle creuser. Je ne pense jamais à la foi en tant que telle, mais bien à des personnages, et à ce qu’ils représentent les uns pour les autres, à leur histoire et à ce qui les préoccupe. There Will Be Blood était un film très spécifique, avec le rôle particulier de ce prêtre essayant de soigner les gens et confronté à une sorte de fragilité spirituelle. Mais je n’ai pas du tout envisagé The Master en ces termes. «  Manière aussi de confier l’interprétation de ses films au spectateur, tout comme il veille à laisser le processus créatif aussi ouvert que possible. « Sans qu’il s’agisse de magie, lorsqu’on écrit, on espère arriver à un stade où l’on n’aura plus le sentiment de le faire, ni de forcer des scènes ou des situations. Je passe un temps considérable à orienter mes personnages dans une direction dont découleront des scènes intéressantes. Mais l’écriture n’est jamais meilleure que lorsque ce sont eux qui m’indiquent dans quelle direction ils veulent aller. A un moment, vous êtes confronté à une série d’équations que vous n’avez pas encore résolues, et Joaquin et Philip vont s’en charger pour vous, parce qu’ils peuvent prendre la relève et vous dire ce qu’il y a lieu de faire. Je le pense sincèrement.  »

D’où, peut-être, le sentiment de liberté et d’audace qui émane de films ayant érigé en principes intangibles la surprise et l’invention au moins autant que le morceau de bravoure. The Master n’échappe pas à la règle, dont la mise en scène, dans sa teneur mélodramatique, éveille par ailleurs des échos de cinéma des fifties. « Je ne sais plus à quels titres particuliers j’ai pensé, mais au moment de me lancer dans l’écriture, j’ai songé au film noir, pas en termes d’ombre et de lumière, mais bien d’une humeur correspondant à l’époque, et en essayant de donner au film un élan mystérieux comme pouvaient en avoir ces films. Mais il ne s’agit jamais que d’un point de départ, il faut ensuite naviguer sur sa propre voie. « 

L’interroge-t-on sur ses enthousiasmes récents qu’il cite d’ailleurs des auteurs s’étant affranchis du formatage, les Chris Nolan, Wes Anderson et autre Apichatpong Weerasethakul. Lui, pour sa part, devrait s’atteler prochainement à Inherent Vice, d’après le roman de Thomas Pynchon à l’adaptation duquel il réfléchit depuis quelque temps déjà. « Ce sera difficile, parce que le livre est dense, mais amusant également, parce que ce sont ses mots à lui. Cela procure une sensation particulière, un peu comme si l’on empruntait la voiture de son père pour faire une virée…  » Pied au plancher, qui plus est: l’atterrissage du film, pour lequel Anderson évoque la parenté allumée de ceux de Cheech & Chong, est attendu en 2014…

ENTRETIEN JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À VENISE

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