Au contact d’une fratrie démunie de tout sauf de sa capacité à se réinventer, Daniela Thomas et Walter Salles nous plongent au cour de la réalité brésilienne.

Pour peu, on jurerait que l’expression « parler d’une seule voix » a été inventée pour eux. Alors qu’on les retrouve dans un appartement à front de Croisette, Walter Salles et Daniela Thomas, les réalisateurs de Linha de Passe, affichent une parfaite complicité, se relayant dans un sourire pour répondre aux questions. Si Cannes bruit d’une agitation intense, celle-ci semble s’être relâchée pour de trop brefs moments, le temps d’un entretien détendu…

Peut-on parler, avec ce film, d’un retour aux sources?

Walter Salles: En effet. Il fait partie d’un projet que nous avons en commun, Daniela et moi, depuis Foreign Land, le premier film que nous avons tourné ensemble, il y a douze ans. L’idée est d’observer le Brésil, et plus particulièrement la jeunesse brésilienne, à intervalles réguliers. Nous l’avions fait une première fois à l’époque, à un moment délicat pour le Brésil qui, de contrée d’immigration, est devenu un pays d’émigration. Nous voulions, cette fois, parler de ce qui se passe à la périphérie des villes, et de São Paulo en particulier, une ville de 22 millions d’habitants, dont la population a doublé en dix ans, avec 300 000 coursiers, 300 kilomètres de bouchons quotidiens et 20 % de chômage chez les jeunes. Cela s’inscrit dans un projet plus vaste: si, par miracle, nous vivons aussi longtemps que Manoel de Oliveira, nous ferons encore quatre films ensemble.

Quels sont les changements les plus significatifs qu’ait connus le Brésil depuis Foreign Land?

Daniela Thomas: Douze ans ont passé, et les villes ont doublé de taille, une croissance que l’Etat ne suit pas, et qu’il n’essaye pas de planifier. Les villes se développent de façon complètement sauvage, avec une immense majorité de gens qui ne bénéficient pas de protection, d’assurance-santé, d’éducation et de logement. Il règne une violence rampante et tragique, qui a néanmoins pour corollaire, et c’est ce dont nous essayons de rendre compte, une incroyable capacité à se réinventer dans ce chaos…

Comment avez-vous travaillé avec vos acteurs, dont un seul avait déjà fait du cinéma?

WS: Il y a eu quatre mois de préparation, pendant lesquels on n’a pas répété les scènes elles-mêmes, mais nous avons créé des situations dans lesquelles ils commençaient à réagir les uns aux autres, pour qu’ils se sentent de plus en plus libres dans ce type d’environnement. Après quoi, nous leur avons demandé de vivre dans la maison où nous avons tourné, ce qui a permis au sens de famille de se cristalliser. Au moment du tournage, nous avons veillé à ne pas les bloquer, comme on le ferait avec des professionnels. Nous leur avons laissé beaucoup de liberté dans le cadre, la caméra essayant de les suivre. Le processus en est devenu fort organique. Avec des acteurs connus, nous n’aurions jamais pu passer inaperçus dans la rue – l’idée de Linha de Passe est de se fondre dans une réalité particulière, et d’interférer aussi peu que possible.

Ce film est une histoire d’où la figure du père est absente. Pourquoi?

WS: Une statistique brésilienne récente indique que près de 30 % des maisons particulières sont aux mains de mères célibataires. L’absence du père est tout à fait palpable, et ce n’est pas un hasard si la figure paternelle est absente aussi bien dans ce film que dans Foreign Land ou Central do Brasil. Il y a à cela une raison historique, qui remonte à l’époque des colons (…), et des fondateurs du Brésil, qui nous ont abandonnés. Ce processus s’est reproduit à de nombreuses reprises.

Pourriez-vous parler de l’aspect religieux du film? L’un des personnages effectue un voyage spirituel qui se révèle, en fin de compte, assez décevant…

WS: Cela tient, une fois encore, à l’absence de l’Etat. L’Etat va jusqu’à un certain point, même géographiquement, et au-delà de certaines limites, c’est la jungle. C’est ce que l’on observe dans beaucoup d’endroits différents des banlieues ouvrières de São Paulo. L’Etat est absent, et des églises occupent sa place, en offrant quelque chose qui est principalement un sens de la communauté: on fait partie d’un groupe plus grand, et c’est un bouclier protecteur. Il y a beaucoup de courants différents dans le royaume de l’église évangéliste – certains sont le résultat de ce désir communautaire, d’autres sont des commerces. Notre propos n’était pas de juger cet univers mais d’en comprendre le pourquoi, sans l’appréhender avec un regard trop bienveillant.

Que signifie le titre du film?

DT: C’est un jeu de football que pratiquent les gosses, à quatre, et où la balle, qu’ils se passent, ne peut pas tomber. C’est une métaphore pour les quatre frères du film: ne laissez pas tomber la balle.

Entretien Jean-François Pluijgers, à Cannes.

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