EN 1957, STANLEY KUBRICK SIGNE SON QUATRIÈME LONG MÉTRAGE, PREMIER D’UNE COPIEUSE SÉRIE DE FILMS POLÉMIQUES. CHARGE VIRULENTE CONTRE LE CYNISME DES OFFICIERS SUPÉRIEURS -FRANÇAIS, EN L’OCCURRENCE- AU COURS DE LA GRANDE GUERRE, PATHS OF GLORY RESTERA ABSENT DES ÉCRANS HEXAGONAUX DURANT PRÈS DE 20 ANS.

« Je vis un jour un petit film intitulé The Killing (L’Ultime razzia). C’était un film à petit budget et il ne rapporta qu’un tout petit peu d’argent. C’était un film inhabituel, et la société de production, qui n’y croyait pas, ne fit guère d’efforts pour le soutenir. Mais ce film m’intriguait, et je voulus faire la connaissance du réalisateur, Stanley Kubrick. Il avait commencé à l’âge de 17 ans comme photographe pour Look; il en avait à présent 28, mais faisait beaucoup plus jeune. Je lui demandai s’il avait des projets; il me répondit qu’il avait un scénario intitulé Paths of Glory (Les Sentiers de la gloire), de Calder Willingham et Jim Thompson, basé sur un roman de Humphrey Cobb, datant de 1935. Ce roman évoquait la recherche effrénée de gloire dans le haut commandement français au cours de la Première Guerre mondiale, attitude qui avait causé tant de pertes inutiles parmi les soldats. Stanley me dit qu’il n’avait pas réussi à faire produire le film, mais qu’il aimerait me faire lire le scénario. Celui-ci m’enthousiasma. « Stanley, je crois que ce film ne fera jamais un rond, mais il faut absolument le tourner. » » (1)

Fort du soutien de Kirk Douglas, donc, immédiatement catapulté en tête de casting, Kubrick tourne Paths of Glory en 1957. A défaut de faire un rond, le film provoque surtout un fameux tollé, largement lié à son sujet sensible et au traitement partisan qui en est fait. Comme le livre de Cobb, il s’inspire librement de plusieurs cas honteux d’injustice militaire durant la Première Guerre mondiale, soit quatre années qui virent environ 2500 soldats français condamnés à mort par les conseils de guerre, dont un peu plus de 600 réellement fusillés « pour l’exemple » par l’armée pour des motifs divers (refus d’obéissance, abandon de poste, mutilations volontaires…). C’est qu’une série de décrets de 1914 avaient fait basculer la justice militaire en justice d’exception, supprimant par la même occasion les possibilités de sursis, de recours, de circonstances atténuantes ou de grâce pour la durée du conflit.

Une affaire plus que les autres alimente la trame de Paths of Glory: celle des caporaux de Souain. En 1915, le général Réveilhac aurait ordonné à l’artillerie de pilonner son propre régiment, le 336e d’infanterie, pour obliger les soldats à sortir des tranchées lors d’un assaut impossible contre une colline occupée par les Allemands, avant de désigner arbitrairement quatre caporaux et de les faire exécuter pour insubordination. Le film de Kubrick ne raconte guère autre chose, en effet, qui dénonce davantage le cynisme du haut commandement de l’armée française que la folie de la guerre au sens large. Aveuglé par la promesse d’un avancement, le général Mireau (George Macready) y lance un de ses régiments à l’assaut d’une très solide position allemande, sans renforts ni réels préparatifs. L’opération, emmenée par le colonel Dax (Kirk Douglas), est un fiasco total. Rageur, Mireau commande -sans succès- de tirer au canon sur ses propres troupes pour les forcer à attaquer, avant de traduire le régiment en conseil de guerre pour lâcheté. Trois hommes, désignés au hasard, seront jugés. Ecoeuré par l’arrivisme et les manoeuvres de ses officiers supérieurs, Dax, avocat pénaliste de formation, choisit de défendre les boucs émissaires. Mais ce simulacre de procès, piloté par l’absurdité et l’inflexibilité du commandement militaire, n’y changera rien: ils seront fusillés, laissant Dax l’idéaliste bien impuissant face à l’ambition meurtrière de sa hiérarchie.

Un film à thèse

Résolument à rebours des ressorts du film de guerre classique, Paths of Glory s’attache à dépeindre un conflit opposant deux réalités radicalement divergentes au sein d’un même camp -l’ennemi allemand n’apparaît jamais à l’écran-, celle des officiers et celle des soldats, les uns jouant leur promotion au combat tandis que les autres y jouent tout simplement leur vie. Chez Kubrick, le danger vient de l’intérieur, et la guerre n’est au fond qu’une mutilation de soi-même. C’est là l’originalité inaltérable du film, dénonçant des rapports de classe profondément viciés au départ de l’un des incidents les plus déshonorants de l’Histoire militaire française.

Bien plus qu’un simple objet pamphlétaire et anti-héroïque au discours pacifiste, Paths of Glory apparaît dès lors pour beaucoup comme un réquisitoire ciblé contre l’armée française -le fait que le film ait en partie été tourné à Munich avec des figurants allemands par un cinéaste américain n’arrangeant certes rien au problème. Même si Kubrick lui-même dira avoir voulu dénoncer le militarisme sous toutes ses formes, prenant soin notamment de mettre dans la bouche de Douglas/Dax la phrase fameuse de Samuel Johnson: « Le patriotisme est le denier refuge des vauriens. »

Peinture froide et cinglante, mais déjà virtuose, d’un militarisme imperméable à la morale, grande affaire kubrickienne s’il en est, Paths of Glory a quoi qu’il en soit tout du film à thèse, parfois démonstratif à l’excès quand il s’agit d’illustrer cette idée forte déjà présente dans le poème de Thomas Gray (Elégie écrite dans un cimetière de campagne, 1751) qui donne son nom au livre de Cobb, et donc au film de Kubrick: « Les sentiers de la gloire ne mènent qu’à la tombe. »

Autocensure et controverses

Contrairement à la légende, le film n’a jamais été à proprement parler interdit ou censuré en France, on a seulement « omis » de le soumettre à l’obtention du visa de publication sans lequel aucune projection publique n’est possible. Traduction: les distributeurs préfèrent s’épargner une démarche somme toute vouée à l’échec. A sa sortie outre-Atlantique, le jour de Noël 1957, Paths of Glory, auréolé d’un bon accueil critique, marque les esprits. C’est là que le consul général de France à Los Angeles, le très gaulliste Romain Gary, visionne le film. Il en saisit tout le danger potentiel pour l’image de l’Hexagone. Fin 1957-début 1958, Les Sentiers de Kubrick déboulent à un moment particulièrement critique, en effet: en pleine guerre d’Algérie et alors que la déroute de 1940 puis celle de Diên Biên Phu en 1954 ont déjà profondément détérioré l’image de l’armée tricolore, la version stridente de La Marseillaise utilisée dès le générique d’ouverture de cette dénonciation sans concession de la veulerie et des bassesses de quelques officiers supérieurs français fait par exemple méchamment tache.

Au nom de ces mêmes principes cocardiers que le film tend justement à dénoncer, Gary fait donc tout son possible pour qu’il ne soit pas montré en France. A la suite de pressions du pouvoir politique français et d’un déchaînement assez prévisible des passions, la United Artists, menacée d’embargo, choisit l’autocensure. Plusieurs pays d’Europe, comme la Suisse, refusent également de le diffuser, tandis que la défense américaine l’interdit dans toutes ses bases militaires.

En Belgique, l’affaire prend une tournure sensiblement différente. La sortie de Paths of Glory en 1958 y fait sans surprise l’objet de pressions, et le ministre français des Affaires étrangères intervient pour qu’il soit retiré de l’affiche. Mais là encore la critique, qui attribuera d’ailleurs au film son traditionnel Grand Prix de l’UCC en 1959, est majoritairement enthousiaste. Seul le journal Le Soir, y voyant une mise en cause déplaisante de la France, émet de sévères réserves. Paths of Glory sort d’abord dans deux cinémas, les Variétés à Bruxelles et le Pathé à Anvers -Malines, Gand, Ostende, Bruges, Mons et Liège, théâtre de diverses manifestations, suivront plus tard.

Si l’exploitation en Flandre ne sera jamais perturbée, il en va autrement dans la capitale, où la protestation contre le film de Kubrick est orchestrée par l’ambassade de France. L’attaché militaire et le conseiller culturel mobilisent des anciens combattants français et belges et des officiers de réserve français résidant en Belgique pour chahuter la projection. En conséquence de quoi, la ville, arguant de risques pour l’ordre public, suggère la déprogrammation pure et simple du film. S’ensuit un cirque assez surréaliste où, grâce à l’agitation de la presse et de diverses initiatives privées, Paths of Glory est reprogrammé, puis re-déprogrammé suite à des pressions françaises auprès de la firme distributrice, avant d’être à nouveau remis au programme augmenté de ce pré-générique édifiant: « Cet épisode de la guerre 1914-1918 retrace la folie de certains hommes pris dans son tourbillon. Il constitue un cas isolé en contraste total avec la vaillance historique de la vaste majorité des soldats français, champions de l’idéal de liberté que, de tous temps, le peuple français a fait sien. » Manière un peu couillonne de dire que si le film n’est peut-être pas l’oeuvre diffamatoire et mensongère décriée par certains, son propos n’en relève en tout cas pas moins du simple épiphénomène à ne surtout pas généraliser.

En France, le film ne sera finalement projeté au public qu’en 1975, et ne sera diffusé à la télévision qu’à partir de 1991, suscitant là encore de vives réactions, notamment de la part d’anciens combattants estimant qu’il attente à l’honneur de l’armée. Preuve si besoin en était de la survivance du pouvoir impactant et de la pertinence de cette pièce essentielle du corpus kubrickien, majeur noir de boue tendu aux injustices de tous bords.

(1) DANS LE FILS DU CHIFFONNIER, MÉMOIRES DE KIRK DOUGLAS, AUX PRESSES DE LA RENAISSANCE, 516 PAGES.

CHAQUE SEMAINE, RETOUR EN PLAN LARGE SUR UN FILM QUI A CHOQUÉ SON ÉPOQUE.

TEXTE Nicolas Clément

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