L’EXPO LONDONIENNE EXHIBITIONISM À LA SAATCHI GALLERYRESTITUE UN DEMI-SIÈCLE DE LA SAGA ROLLING STONES AVEC UN GRAND SOIN VISUEL ET DOCUMENTAIRE, SANS TOUTEFOIS OFFRIR UN RÉEL DÉCRYPTAGE DE LA CHIMIE PARTICULIÈRE DU GROUPE.

La gazinière noircie voisine des hécatombes de vaisselle souillée qui s’empilent sur le formica, pas moins crasseux. La lumière sous couvert blafard n’arrange pas une cuisine qui semble avoir hébergé une colonie de punaises plutôt qu’un groupe de jeunes colocs. A peine débuté la visite londonienne d’Exhibitionism et voilà la reconstitution hyperréaliste à laquelle il ne manque que l’odeur. Quoi qu’on pense un instant flairer le moisi de l’appartement occupé par Mick Jagger, Keith Richards, Brian Jones et leur pote James Phelge de l’été 1962 à septembre 1963 au 102 Edith Grove à Chelsea. Richards pieute au salon, les trois autres s’entassent dans la chambre unique. Les toilettes sur palier sont plaisamment utilisées en commun avec d’autres locataires. Papiers peints cramoisis, ameublement ébréché, literie de prisonniers, voilà un excellent moteur pour tenter l’ascenseur social dans l’Angleterre poussiéreuse d’après-guerre. Les Rolling Stones débutent donc dans un vacuum noir et blanc décati, dès qu’ils quittent la classe ouvrière ou très moyenne de leurs parents. Début sixties, Londres, toujours enfarinée des mauvais rêves de bombardements, attend impatiemment d’être houspillée par Mary Quant et les Beatles. La mise en scène du flat nazeest sans doute l’instant karma d’Exhibitionism, comme le sont les premières photos noir et blanc de Jagger & Co nimbées de jeunesse: quelque chose d’incontrôlable qui les façonne avant qu’ils ne puissent imposer leurs propres désirs au monde. Dans l’une des citations plaquées au mur, Richards explique combien ces deux-trois premières années ont été un invraisemblable marathon aspirant le rock’n’roll naissant dans un vortex où la notion même de journée off relevait de la grande illusion.

Duke of York

Le succès de Davis Bowie is, expo attirant 312 000 visiteurs en 2013 au prestigieux V&A Museum londonien -pour un merchandising de 3,6 millions de livres-, et voyageant ensuite jusqu’en 2018 partout dans le monde avec fracas, n’a pu que stimuler les Stones. Une rivalité complice a longtemps lié les deux princes britanniques, Jagger racontant qu’il ne fallait jamais montrer un bon plan à Bowie sous peine qu’il soit d’emblée fauché et recyclé (1). On peut retourner le compliment pour cet Exhibitionism dont l’échafaudage visuel peut rappeler l’archivisme maniaque de Bowie au V&A, sans pourtant en trimballer semblable mystère. En installant l’expo au coeur de Chelsea, les Stones ramènent l’époque pionnière du proche flat d’Edith Grove et le fait que Jagger et Richards ont longtemps résidé à Cheyne Walk, pas très loin non plus, face à la Tamise. Comme Notting Hill ou Camden Town, Chelsea entretient une tradition rock anglaise certifiée: c’est à King’s Road, devant la future Saatchi, à l’été 1977, que punks et teddy boys pratiquent virilement leur non-appréciation réciproque. C’est aussi à un mile de là, qu’en pleine sexpistolisation, s’étale la boutique de Malcom McLaren et Vivienne Westwood: John Lydon racontera crânement comment il y a un jour claqué la porte à la face blême de Jagger hésitant à entrer dans la boutique. Le choix de la Saatchi n’est pas celui d’une quelconque galerie: elle possède davantage l’envergure d’un musée et Sir Mick a dû frémir de plaisir couronné en installant ses souvenirs dans le bâtiment classé, autrefois quartier général du duc d’York. Histoire d’accrocher le passant, trois langues stoniennes d’environ deux mètres de haut titillent le trottoir face à la Saatchi: leur tape-à-l’oeil synthétique rappelle les teintes kitsch des longs caleçons en spandex volontiers portés par Jagger sur scène dans les années 80. Eux aussi omis de l’expo qui ne fait pas trop de surenchère dans le criard fluo daltonien stonien.

Junkie fantassin

Pour Exhibitionism, l’élégant lieu original a été entièrement découpé à coups de cloisons qui diminuent son ampleur naturelle. Après une première pièce à statistiques plongée dans des teintes orange -où l’on apprend que les Stones ont joué devant plus de 46 millions de spectateurs en un demi-siècle-, le sujet musical gicle sur une quarantaine d’écrans imbriqués. Les Stones en multivision confirment que leur vie publique en tout cas s’est déroulée sous l’oeil fureteur des caméras: on reconnaît des instants d’Histoire à Hyde Park ou Altamont -leur yin et yang de 1969 (2)- avant de passer la zone du fameux appart minable d’Edith Grove. Celle-ci amène à une pièce évoquant le moment où l’hystérie stonienne de 1964-1965 commence sérieusement à gronder: le sol couvert de photos de fans visiblement tout chose contraste avec les images noir et blanc de jeunes gens posant nonchalamment, déjà accoutumés à cette impensable accélération de destin. On touche là une des limites de la représentation de la stonemania des sixties: on nous l’expose, on ne nous y immerge pas. Même chose dans la suite immédiate de l’expo qui reconstitue l’ambiance studio. On se retrouve donc face aux Olympic Studios entre 1967 et 1971, ou à Paris fin seventies, avec la possibilité de pouvoir mixer soi-même au casque quelques standards stoniens, le temps de comprendre que mixeur est aussi un métier. Marrant mais un rien anecdotique, là aussi. Cela l’est moins lorsque Ron Wood, éternel nouveau venubien qu’embauché depuis 1975, parle de son vieux camarade de bamboula: « Keith dit que personne ne doit dormir quand il est éveillé. Un jour, il a défoncé la porte du jardin de la maison que je louais pendant l’enregistrement pour me tirer du lit. » Junkie et fantassin, le Keith. De cette pièce-là, on retient ces images toujours belles et peu vues du tournage que Jean-Luc Godard effectue en 1968 des Stones au travail lors de l’enregistrement de Sympathy for the Devil. Elles paraissent d’autant plus sages que le vaste décor clair des Olympic Studios évoque davantage la bibliothèque Solvay qu’un lieu de perdition. Si les drogues font alors partie du jeu, elles restent hors champ et hors Saatchi.

Blues du suceur de bites

On comprend tout l’enjeu des Stones à l’étage, où Martin Scorsese commente à l’écran une sélection de films dévoués au groupe. Hormis le dernier en cours, l’excellent doc d’archives Crossfire Hurricane (2012), le réalisateur américain nous parle de son propre Shine a Light (2008), captation en IMAX des Stones à l’intime Beacon Theatre new-yorkais, et de deux autres films-concerts, Ladies and Gentlemen: The Rolling Stones (1974) et Let’s Spend the Night Together (1983). Reste ces deux témoignages nettement plus passionnants que sont Gimme Shelter et Cocksucker Blues. Deux tentatives américaines de ciné-vérité qui, pour le premier, exhibe les Stones complètement dépassés lors d’un concert maléfique à Altamont en 1969: d’où ces images cruelles et touchantes de Jagger qui regarde la terrible scène de poignardage à la table de montage. Le second était l’invitation des Stones faite au photographe/cinéaste Robert Frank à suivre l’infameuse tournée américaine de 1972, panoplie de têtes people à la Truman Capote et, surtout, de came et de culs exhibés. Jagger sniffe une ligne, une fille s’injecte de l’héro et les groupies s’alignent en bétail dévoué dans l’avion. En voyant le résultat, les Stones ont pensé que ce déshabillage trop réaliste ne serait peut-être pas bien vu des autorités américaines -ni autres- quand il faudrait introduire des demandes de permis de travail ultérieures. Sur décision d’un tribunal ricain, le film de Frank et sa gueule de bois en 16 mm furent condamnés à des diffusions extrêmement restrictives: pas plus de quatre fois par an et en présence obligatoire du réalisateur. On aurait aimé que les Stones, prudents exhibitionnistes, projettent l’intégralité de la chose à la Saatchi. Pas fous (…), ils préfèrent sortir leurs maquettes de scène orgiaque, leurs flamboyants posters de tournée et un kitsch généralement bombastique. Qui se retrouve dans les tenues scéniques occupant l’intégralité d’une salle. Même signées de célébrités de la mode -Versace, Slimane, Gaultier, Jacobs, McQueen-, elles peinent à trouver ce que les photos, en particulier celles de Gered Mankowitz et David Bailey, dégagent une fois pour toutes. Un état de grâce sixties qui se chargera ultérieurement d’une psyché collective compliquée.

Quête avide

La limite de l’expo tient aussi au collectif: Exhibitionism ignore à peu près tout des individuels Stones, alors que c’est dans la bataille d’egos et d’autres adversaires non cités -le LSD pour Brian Jones, l’héroïne pour Richards, l’alcool pour tout le monde- que les enjeux crispés se sont longtemps noués, les tensions fabriquant les ruptures successives. Plus facile certes de se contenter d’un maître s’affrontant lui-même -comme Bowie- que d’entreprendre le labyrinthe des relations humaines, ne fût-ce celles entre Mick et Keith. Pourtant, la carrière du plus grand groupe du monde est faite autant d’intrigues que de moments machiavéliques. L’odeur de soufre associée au groupe anglais est ici ignorée sans doute parce qu’elle n’est pas très glorieuse ou, plus simplement dit, parce qu’elle charrie des vices et vertus communément humains. L’ego surdimensionné, la quête avide de pouvoir et d’argent, le conformisme social qui accompagne et dope le succès. Parler du désir d’ascension sociale démesuré de Jagger n’est pas plus rock que d’exposer les années junkies de Richards, dans un autre genre, aussi pathétiques. Et puis il y a l’éternel monétarisation stonienne: l’expo passe sur le fiasco du partenariat avec l’avocat américain Allen Klein -qui obtiendra les droits de la plupart de leurs chansons parues jusqu’en 1971…- mais elle restitue bien le barnum entourant le groupe, au moins depuis la fin des années 60. Il est dommage que les étincelles de réalisme (la reconstitution de l’appart pourri d’Edith Grove) n’aient pas contaminé le reste: la visite d’un soi-disant backstage typique des Stones frôle le risible, comme les prix de la boutique-souvenir en fin de parcours. Où à 365 euros le pyjama en soie et à un peu moins de 600 le sweat en cashmere, les Stones semblent vouloir être la plus grande caisse enregistreuse du monde. Laissant à chaque époque ses ambitions propres.

JUSQU’EN SEPTEMBRE À LA SAATCHI GALLERY, WWW.STONESEXHIBITIONISM.COM

(1) JAGGER AYANT MONTRÉ LES PREMIÈRES ÉPREUVES DE LA POCHETTE D’IT’S ONLY ROCK’N’ROLL RÉALISÉES PAR GUY PEELLAERT À BOWIE, CELUI-CI S’EST EMPRESSÉ DE COMMANDER AU PEINTRE BELGE LA POCHETTE DE DIAMOND DOGS.

(2) LE 5 JUILLET 1969, DEUX JOURS APRÈS LA MORT DE BRIAN JONES, LES STONES PRÉSENTENT LORS D’UN MÉGA-CONCERT GRATUIT À HYDE PARK LEUR NOUVEAU GUITARISTE MICK TAYLOR. CINQ MOIS PLUS TARD, À ALTAMONT EN CALIFORNIE, UN AUTRE CONCERT GRATUIT EST MARQUÉ PAR LA VIOLENCE DU SERVICE D’ORDRE ASSUMÉ PAR LES HELLS ANGELS QUI POIGNARDENT UN JEUNE NOIR « MENAÇANT », SCÈNE QUI SE RETROUVE DANS LE FILM GIMME SHELTER.

TEXTE Philippe Cornet, À Londres

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content